Aider quelqu’un, c’est lui apporter un soulagement. Je ne vous aurais pas répondu ainsi il y a vingt ans. Pour moi, à l’époque, aider une personne, c’était apporter une solution à ses problèmes. J’avais envie à la place de l’autre. Ce malentendu s’est enkysté au début de ma vie professionnelle, en générant de la culpabilité : « Vous ne m’aidez pas, vous ne me servez à rien ! », me lançait-on parfois. Avec l’expérience vient l’humilité. On ne peut pas se substituer à quelqu’un d’autre. Les choses peuvent paraître évidentes sans l’être pour autant. Ce n’est pas parce qu’une réponse semble judicieuse qu’elle l’est. Il n’est pas question de réparer mais de laisser entrevoir une petite lumière au bout du tunnel. J’explique aux gens que, de cette lumière, ils feront ce qu’ils voudront. Du coup, cela les apaise car ils ne se retrouvent pas face à une injonction d’accomplir ceci ou cela, contrairement à ce que requiert souvent l’aide sociale, avec ses dossiers à remplir, la nécessité d’entrer dans des cases. Quand je dis à une personne que c’est elle qui décide, cela suscite l’étonnement et l’émotion. Des victimes de violences conjugales me lâchent : « Vous ne me dites pas de quitter mon mari ! » Elles l’entendent tellement. Les procédures sont très importantes dans le travail social. J’en ai besoin, mais une prise de risque s’avère nécessaire.
Cela m’est arrivé, mais il s’agissait surtout de personnes qui n’étaient pas prêtes. C’est là où l’on doit faire preuve de pédagogie. On peut refuser d’être aidé parce qu’on a peur de l’inconnu, de changer, d’avancer, parce qu’on ne sait pas, qu’on est mal à l’aise. C’est normal, on débarque dans la vie de gens qui ne nous connaissent pas. Sauf situation de danger pressenti, l’accroche s’établit quand je leur suggère d’accomplir les démarches à leur rythme et selon leurs besoins, sinon ils ne le font pas, ou sans conviction. Cela ne tiendra donc pas sur le long terme. Quand je sens qu’ils ne sont pas motivés sur le moment, je leur propose de me rappeler un peu plus tard. Certaines personnes reprennent contact six mois après. Lorsqu’elles ne désirent pas que je les rappelle après un premier rendez-vous, je respecte leur choix. Pouvoir supporter le refus est nécessaire. J’ai quitté la protection de l’enfance car, justement, je n’y arrivais pas, je devais affronter trop d’injonctions paradoxales. J’avais le sentiment d’un mandat d’urgence, j’étais happée. Là, je travaille avec des adultes responsables. C’est différent. Reste que, depuis vingt ans, les contraintes budgétaires ont torpillé les services publics avec des effectifs constants, alors que les besoins sont en augmentation exponentielle.
C’est un vaste débat. Je n’appartiens pas à une école de pensée particulière. On est tout petit en tant que travailleur social. Depuis que je ne m’acharne plus à aider des gens qui ne veulent pas de l’idéal que la société leur présente, je vis mieux mon métier, je dors la nuit et je reçois bien davantage des personnes que j’accompagne. Avec mes certitudes, je pouvais être écrasante. Nous avons une obligation d’essayer d’aider l’autre. Pas de réussir. Nous ne sommes pas chirurgiens du cerveau. Nous ne pouvons pas forcer un individu à s’en sortir. S’il ne veut rien, c’est sa liberté individuelle. J’ai traversé des épreuves et j’ai apprécié que l’on n’aille pas au-delà de ma volonté quand je n’en avais pas envie. Il faut faire confiance aux gens. Pourtant, tout le monde mérite de bénéficier d’un soutien. Quand je travaillais en prison, j’ai rencontré des détenus ayant commis des choses abominables. Excepté certains profils psychiatriques où le mécanisme de l’empathie – sans lequel le social n’a pas de sens – ne peut pas s’engager, il faut aller vers eux. Toute personne mérite considération. Aider, c’est finalement une rencontre entre une personne qui a besoin d’aide et une autre qui a envie de l’aider.