Une camionnette de neuf places sillonne les routes des villages du sud du Loir-et-Cher. Des informations sur les services proposés sont transmises aux communes pour leurs pages Internet, aux établissements scolaires ou auprès des animateurs sportifs. Divers ateliers, de cuisine ou même de bowling, s’organisent. En réponse à un appel à projets dans le cadre du plan d’investissement dans les compétences (PIC), la mission locale de Blois a lancé fin 2019 de nombreuses actions de repérage et de mobilisation des jeunes invisibles. Objectif : aller vers ces publics qui ne franchiront jamais spontanément le seuil de l’institution, quelles que soient les raisons de cette incapacité (méconnaissance, découragement, problèmes de mobilité, etc.). « Aller vers les jeunes, c’est le cœur de notre métier depuis toujours », témoigne Sadek Deghima, responsable du service de prévention spécialisée Avenir des cités, qui intervient dans trois villes du bassin minier du Pas-de-Calais et dont les quatre éducateurs spécialisés accompagnent 150 jeunes chaque année.
Des organisateurs de maraudes ne diraient pas autre chose. Ces initiatives se multiplient pourtant et la locution « aller vers » se trouve de plus en plus revendiquée, accolée au travail social. La crise sanitaire, le premier confinement de mars 2020 en particulier, a renforcé cette tendance : les caisses d’allocations familiales, l’assurance maladie ou la mutualité sociale agricole se sont par exemple rendues dans les structures d’hébergement d’urgence pour faciliter l’ouverture de droits. Mais, au-delà, les pouvoirs publics semblent vouloir promouvoir cette démarche. « Doucement et surtout dans des actions innovantes », nuance Adrien Breger, chargé de mission « travail social et participation » à la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). La preuve, il s’agissait de l’un des six axes de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté lancée en 2018.
Sur le plan local, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) pointe une hétérogénéité due aux acteurs présents et aux besoins des territoires. Mais les initiatives se multiplient. Reste souvent à leur donner un cadre juridique leur assurant un financement pérenne. C’est ce qui se prépare dans le cadre du Ségur de la santé avec, annonce la DGCS, la formalisation au cours du second semestre de 2021 d’un décret sur les équipes mobiles « santé précarité » visant à favoriser l’accès aux soins des personnes sans domicile, alors que les premières ont été portées par des associations dès la fin des années 1990.
Aux côtés de cette créativité associative, souvent en prise avec son territoire, le développement des outils numériques favorise aussi le déploiement de l’« aller vers ». « Nous utilisons bien plus qu’avant les réseaux sociaux. Nous allons à la rencontre de nos publics dans la rue numérique », explique Sadek Deghima. Quel que soit le moyen, « aller vers » consiste à se rendre auprès de l’autre sur son lieu de vie pour créer du lien, poursuit le professionnel. Et la démarche s’en trouve inversée : « C’est nous qui nous adaptons à leurs règles. » Adrien Breger, quant à lui, détaille : « “L’aller vers” comporte deux composantes. Un déplacement physique vers des lieux où l’on ne se trouve pas habituellement. Et une ouverture à la personne dans sa globalité, sans jugement. » L’enjeu se niche dans l’établissement d’une confiance qui permettra de mettre en œuvre un accompagnement social et de s’attaquer aux non-recours.
Ceux qui ne connaissent ni leurs droits ni les institutions capables de les aider à les faire valoir comptent donc parmi les premières cibles de cette forme de travail social. Mais plus généralement, même au sein de familles déjà suivies par l’aide sociale à l’enfance (ASE), l’« aller vers » permettra un travail de proximité pour toucher tous ceux que l’on découvre « en perte de lien », selon la formule de Sadek Deghima. « Ces personnes ont perdu leur cadre, leurs horaires, leurs règles et elles ne viendront pas honorer un rendez-vous dans nos institutions. »
Les professionnels déploient une grande capacité d’adaptation. Et adoptent une posture particulière : « Dans la rue, se noue un rapport d’égal à égal, développe Sadek Deghima. Il n’y a plus le pouvoir que confère un bureau, dont on peut ouvrir ou non la porte à quelqu’un qui vient y frapper. » Autre condition, prévient-il : le professionnel ne doit pas arriver avec sa solution préconçue dans une « logique de guichet » qu’il aurait conservée, mais commencer par écouter, ce qui engendre une part d’incertitude, d’imprévisible. « L’“aller vers” implique une prise en considération de la personne », appuie Nathalie Kunz, directrice adjointe de l’association Maison Saint-Joseph, en Dordogne. Elle considère que son organisation doit revêtir les traits d’un « prestataire de services », offrir des interventions de qualité et accessibles, pour l’ensemble des bénéficiaires, familles et enfants suivis par l’ASE qui lui sont confiés.
Tout cela a un « coût », tant pour les professionnels de terrain que pour les managers, prévient Priska Lutumba, psychologue du travail et doctorante au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) de Paris. La thèse qu’elle réalise aux côtés des équipes en mobilité de la Maison Saint-Joseph souligne des impacts concrets sur la santé des professionnels, davantage exposés à de possibles violences au domicile de bénéficiaires ou aux accidents de la route, soumis à une grande flexibilité quant à leur lieu et à leurs horaires de travail ou encore affrontant une plus importante solitude du fait de l’éloignement de leurs collègues et responsables hiérarchiques.
Dès lors, l’ensemble de l’organisation du travail doit être modifié, et pas seulement les pratiques professionnelles. « Il convient de ne pas limiter l’“aller vers” au changement de posture, argumente Adrien Breger. L’organisation doit porter et soutenir la démarche. Il ne s’agit pas seulement de former les professionnels, mais de modifier leur cadre de travail. L’“aller vers” requiert un réel investissement, dans les ressources, la formation, le management. »
Depuis 2018, cet « aller vers » est devenu l’un des quatre « principes opérationnels » à la Maison Saint-Joseph. « Privilégier la mobilité entre le service et les familles assure flexibilité, modularité et réactivité », énumère son directeur, Pierre-Manuel Béraud. Ce qui a impliqué de nouvelles modalités d’organisation du travail. Un accord d’entreprise a été signé, et déroge à la convention collective 66, avec la mise en place de forfaits jour. Autre différence : sept jours de congés supplémentaires ont été accordés. Désormais grand compte chez l’un des géants américains du web, l’association a équipé tous ses professionnels d’ordinateurs et de smartphones performants. Ils disposent également d’une voiture de fonction, ont vu leur domicile doté de fauteuils de bureau adaptés ou d’imprimantes. Chacun d’eux accompagne cinq bénéficiaires, et peut leur rendre visite parfois pour quinze minutes seulement. « Tous vont au domicile des familles, revendique le directeur, y compris les psychologues. » Le management a également dû s’adapter. Les chefs de service ont cédé la place aux « développeurs de proximité », et ce sont ces derniers qui approchent les professionnels pour les temps de réunion. Terminé, donc, les bureaux : l’association n’en dispose plus. Elle loue, pour 1 500 € par an, des locaux au sein de tiers-lieux du département. L’accompagnement des professionnels a lui aussi été pensé, au travers d’une « gestion des émotions », en lieu et place de l’analyse des pratiques, ainsi que d’une « formation en systémie ». Pierre-Manuel Béraud et Nathalie Kunz le reconnaissent, ces modalités différentes d’organisation conduisent au recrutement de profils spécifiques qui montrent une appétence pour les nouvelles technologies mais aussi pour l’auto-gestion, et qui disposent d’un esprit entrepreneurial. Les deux dirigeants s’interrogent : « Serions-nous en train d’inventer un nouveau métier ? » Ils envisagent, a minima, la création d’un centre de formation.
Le handicap peut freiner l’accès aux droits. Forte de ce constat, l’association Droit pluriel a mis en place en avril 2020 la plateforme juridique « Agir handicap » à destination des personnes handicapées et de leurs aidants. Gratuite, cette plateforme offre une demi-heure de consultation d’un avocat bénévole (ils sont 80 répartis dans toute la France) par mail, téléphone ou vidéo en langue des signes. Un outil qui peut s’avérer précieux également pour les professionnels qui accompagnent ces publics. Contact : 09 80 80 01 49 –