Il est 9 h 30 quand Marieke Leroy se gare dans une ruelle du VIIIe arrondissement de Lyon, devant un immeuble du bailleur social Grand Lyon Habitat. L’infirmière d’Intermed grimpe les marches deux par deux et frappe plusieurs fois à la porte de l’appartement. Dans l’entrebâillement, Patrick apparaît, les traits tirés. « Je vous réveille ? », interroge-t-elle. « Oui, mais c’est pas grave, on avait rendez-vous. Entrez. » A 40 ans passés, Patrick vit seul dans un logement social aux airs de studio. Il fait partie des personnes suivies par le réseau Intermed depuis un an. « C’est le profil type de la personne qui ne demande rien, explique Marieke Leroy. La première fois que je suis venue, sa boîte aux lettres débordait, il ne touchait plus aucune aide sociale et accumulait les dettes de loyer. La conseillère sociale du bailleur nous a alertés. » Aujourd’hui, Patrick est sous curatelle et reprend progressivement le fil de ses démarches sociales et administratives. « La première urgence, c’était de s’occuper de ses lunettes, puis du dentiste. Maintenant, j’essaie de le rapprocher du centre médico-psychologique », détaille l’infirmière.
Assis sur le canapé clic-clac, le quadragénaire se roule une cigarette en sirotant son café réchauffé au micro-ondes. Sur l’unique plaque de cuisson, une boîte de saucisses aux lentilles est restée ouverte. Ce matin, avec Marieke Leroy, ils ont une visioconférence avec sa médecin traitante pour renouveler son ordonnance de Tercian (un antipsychotique). « C’est l’occasion de passer le voir, de vérifier si tout va bien. J’apporte aussi mon ordinateur car Patrick n’a pas Internet », poursuit l’infirmière. Une heure plus tard, il faut filer au rendez-vous suivant. En mettant son manteau, Marieke remercie Patrick de lui avoir ouvert la porte. « Avec lui, c’est un peu “on” et “off”. Certains jours, il aura envie d’ouvrir et de faire les démarches, mais peut-être pas le lendemain. »
L’association Intermed a vu le jour en 2008. « Au départ, l’idée était d’aller vers les chibanis logés dans des résidences Adoma afin de les accompagner dans leurs démarches d’accès aux droits, souligne Natacha Lazo-Gaillardo, coordinatrice du réseau à Lyon. Ces personnes avaient l’habitude de vivre sans rien demander à personne et leur situation sociale et sanitaire se dégradait. » Depuis, le public s’est diversifié. Le réseau intervient désormais auprès de tous les « invisibles » de la société : anciens SDF, personnes isolées en situation de grande précarité, sortants de prison, d’hôpital psychiatrique ou de centre d’hébergement et de réinsertion sociale, demandeurs d’asile… Des personnes seules pour la plupart, ainsi que quelques familles. L’association peut être interpellée par divers interlocuteurs : les bailleurs sociaux en cas d’impayés, les partenaires locaux (maisons de la Métropole pour les solidarités, assistantes sociales, Samu social…), ou encore les voisins.
Les protégés d’Intermed sont parfois cloîtrés chez eux depuis des années. C’est ce que Laetitia Liquet, psychologue de la structure, appelle la « précarité dans les murs », par opposition aux bidonvilles ou aux sans-domicile fixe. « On voit des gens en bout de ligne, explique-t-elle. La marge de la société, la pauvreté qu’on ne voit pas mais qui est là. On franchit des portes que seuls les pompiers ou la police ouvrent. » Centrées à l’origine sur la santé, les missions d’Intermed se sont élargies en même temps que le public. Au quotidien, Marieke Leroy travaille seule ou avec sa collègue Marine Bellut, mais aussi avec les assistants sociaux de la Métropole de Lyon et les conseillers sociaux des bailleurs. Depuis quelques mois, outre deux psychologues, le réseau Intermed à Lyon intègre un volet social à part entière et vient de recruter un moniteur-éducateur.
Le soin somatique est souvent une porte d’entrée. C’est le cas pour Sergeï (1), suivi depuis deux ans. Le septuagénaire originaire d’Europe de l’Est vit au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble d’Oullins, près de Lyon. Aujourd’hui, il touche sa retraite et a repris un suivi médical. Mais le vieil homme refuse catégoriquement de quitter son appartement microscopique et infesté de punaises de lit, le temps que le bailleur social réalise des travaux. C’est une expulsion forcée qui l’attend. Quand Sergeï a raconté à Marine Bellut qu’il s’était cassé les poignets, l’infirmière a saisi ce prétexte pour lui rendre visite. Rapidement, la question des plâtres est évacuée pour laisser place à ce qui préoccupe le vieil homme. « Je vis là depuis trente-deux ans, ma femme est morte ici. Je ne veux pas partir », gémit-il. Le désespoir laisse place à la colère, contre la Métropole de Lyon, qui l’a laissé croupir ici, contre sa curatrice, qui ne lui donne pas assez d’argent. Marine Bellut écoute cette rage, reconnaît l’angoisse du vieil homme et tente de trouver des solutions avec lui. « Je ne peux pas vous donner d’argent, mais je peux vous procurer des vêtements, si vous voulez », propose-t-elle. Peu à peu, Sergeï se calme, attrape des photos de sa femme qu’il montre fièrement à Marine, et retrouve le sourire. Mais cette visite laisse un goût amer à l’infirmière : « Se retrouver dans la rue à 70 ans… Toute l’équipe est inquiète. »
Marine Bellut et Marieke Leroy suivent actuellement 43 personnes. En 2019, le réseau Intermed a accompagné 1 618 personnes, sur une durée moyenne de deux ans et huit mois. La grande majorité d’entre elles étaient des résidents d’Adoma, un peu moins d’un quart des demandeurs d’asile et le reste étaient hébergées par d’autres bailleurs sociaux ou sur les aires d’accueil des gens du voyage.
Chez Intermed, le suivi s’effectue au carrefour du social et du médical. Célia Tefaatau, infirmière pour le réseau en Savoie et auparavant en libéral, voit les limites d’un suivi purement sanitaire. « J’ai rencontré il y a peu un monsieur obèse, invalide à la suite d’un accident de la route, raconte-t-elle. Son père est décédé à l’hôpital, donc sa mère a souhaité soigner son fils chez elle. Mais elle ne s’en sort plus. Là où une infirmière libérale aurait demandé une hospitalisation en urgence, ma priorité est de rassurer la maman et de rétablir sa confiance dans le corps médical. » Après dix ans à l’hôpital public, Marieke Leroy confirme : « Avoir travaillé en psychiatrie est un bagage utile, qui permet d’amener ma vision de la clinique sans la réticence de la blouse blanche. Le réseau Intermed, c’est cette idée de soin par le lien. »
L’association n’a pas d’obligation de résultat. Heureusement, car le temps est souvent nécessaire pour tisser une relation de confiance. Comme avec Mme P. (2), qui vivait avec sa fille de 17 ans et ses 40 chats. Il y a six mois, 29 chats lui ont été retirés. « C’était nécessaire, mais après cette étape douloureuse je n’arrivais plus à la voir. Après plusieurs semaines, je lui ai proposé une sortie au parc avec mon chien. Et là, ça a marché », sourit Marieke Leroy. Pour d’autres, la situation est encore bloquée. Les salariées de l’association peuvent passer plusieurs mois à toquer à la porte sans réponse. « On ne veut pas forcer la personne au soin, mais simplement savoir comment elle va et si elle est un danger pour elle-même », soupire l’infirmière en glissant un petit mot dans la boîte aux lettres d’une résidente signalée récemment.
Avec le temps, les demandes ne font qu’augmenter. Les professionnels d’Intermed doivent en outre composer avec l’engorgement des structures de soin et se battre pour ne pas devenir un palliatif au manque de moyens de l’hôpital public. « Notre objectif est de ramener les personnes vers le droit commun. Si on ne peut leur offrir aucune solution après des mois de suivi, c’est contre-productif », déplorent les coordinateurs de la région. A Lyon, Marine Bellut a repris le volant pour aller voir Abdel (3), alcoolique. Le quinquagénaire attend depuis déjà deux mois qu’une place se libère en psychiatrie au centre hospitalier Le Vinatier, en banlieue lyonnaise.