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“Etre une fille du coin, une force mais aussi un poids”

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Au terme de son enquête de terrain sur les jeunes femmes résidant en milieu rural, la sociologue observe que les « filles du coin » des classes populaires et moyennes inférieures restent encore largement invisibles. Elles peinent aussi à trouver un emploi en adéquation avec leur niveau de qualification. Mais elles s’avèrent bien plus mobiles qu’on ne le dit souvent.
Pour votre enquête sur les jeunes femmes en milieu rural, vous avez retenu quatre territoires. Comment ces choix se sont-ils opérés ?

D’abord, je souhaitais contribuer à l’amélioration de la connaissance sur la jeunesse vivant en France, en produisant un savoir sur un sujet qui jusque-là a fait l’objet de peu d’enquêtes sociologiques. Cette entrée par le prisme des filles amène à proposer le pendant des « gars du coin »(1). Quant aux territoires, j’en ai retenu deux bien définis et marqués par le tourisme (la presqu’île de Crozon, dans le Finistère, et la Chartreuse, dans l’Isère) et deux aux contours plus flous, surtout caractérisés par la forte empreinte de l’histoire industrielle (les Ardennes et les Deux-Sèvres). Dans tous les cas, pointe un attachement à leur territoire.

Comment expliquez-vous ce lien ?

Une partie de ces jeunes femmes s’inscrivent dans des lignées familiales. En particulier lorsque les parents disposent d’une importante notoriété en tant que présidents d’un club de football ou de responsables d’un centre d’animation. Alors les filles peuvent bénéficier des réseaux de leurs parents, on les appelle par leur patronyme – la « petite Dupin ». L’importante interconnaissance en milieu rural et le fait que les familles se côtoient parfois depuis plusieurs générations permettent des formes de sociabilité et de solidarité. Etre une « fille du coin » présente des avantages quand il s’agit de trouver un job d’été, un stage ou simplement de se déplacer. Dans le même temps, ce réseau peut s’avérer pesant, par exemple au démarrage de la vie amoureuse. Cela représente donc une force mais aussi un poids.

Ce réseau parental favorise-t-il une forme de reproduction sociale, qui serait plus conséquente qu’en milieu urbain ?

Certes, le milieu social des jeunes filles va revêtir une grande importance dans la construction de leur parcours. Lorsque le capital économique est modeste, celui représenté par le réseau, ce que les sociologues appellent le « capital d’autochtonie », compte en effet d’autant plus. Pour autant, leurs trajectoires ne sont pas si linéaires que cela. Elles n’exercent pas les mêmes métiers que leurs mères, par exemple. L’enquête montre d’ailleurs une grande hétérogénéité des parcours de vie de ces filles issues pourtant du même milieu social. En revanche, une constante apparaît dans la place qu’elles prennent dans la vie collective et des villages. L’ensemble de la population contribue à leur invisibilisation dans l’espace public local. Prenons l’exemple des fêtes de village. Les garçons vont monter les barnums, cuire les grillades. Autant d’activités valorisantes. Les filles, elles, auront préparé des repas en amont ou dressé les tables. Elles sont tout aussi présentes mais réalisent des tâches pour lesquelles souvent on oublie de les remercier. Les élus, dans leurs discours de fin, félicitent les garçons d’avoir monté les tentes mais pas les filles d’avoir assuré de la logistique en amont. Il y a là une forme de porosité du travail domestique dans l’espace collectif qui conduit à ne pas reconnaître qu’un travail a été effectué. Résultat ? Elles-mêmes ne parlent pas de leurs activités en termes techniques : l’une d’elles qui venait de s’équiper d’un petit fer à souder ne me disait pas « faire de la soudure » mais « confectionner des bijoux ». Cela questionne la légitimité de leurs compétences, en dehors de celles que l’on attend d’elles socialement et collectivement en raison de leur genre. On attend d’elles aussi, pendant ces fêtes, qu’elles « tiennent leur homme », comme le reste du temps elles doivent prendre soin de leur intérieur, deux attendus présents partout mais renforcés en milieu rural par l’interconnaissance.

Vous démontrez aussi que, contrairement à ce que l’on croit, ces filles bougent beaucoup…

C’est l’une des choses qui m’ont surprise. Rien que pour aller au collège, parfois, elles parcourent des dizaines de kilomètres par semaine. Je note au passage que les cars scolaires témoignent de la progression dans les âges, les petits s’assoient devant, les plus grands au fond. Dans ces cars, on peut observer de véritables processus de classement entre les âges et les sexes. Ces véhicules sont très hiérarchisés. Autre fait notable : ce qui compte pour mesurer l’éloignement ne tient pas à la distance mais au temps nécessaire pour la parcourir. Les jeunes filles se montrent très imaginatives pour trouver le moyen de se déplacer. Et plusieurs, après la 3e, deviennent internes. Elles quittent donc leur famille bien plus que ne le font les urbaines, qui rentrent chez elles tous les soirs.

Cet éloignement par rapport aux centres urbains marque aussi la suite de leur vie…

Oui. Elles vont souvent choisir des formations moins qualifiantes et des emplois plus précaires que ce à quoi elles pourraient prétendre, en fonction de l’offre disponible sur leur territoire. Nombreuses sont celles qui confient « faire avec » et « s’adapter ». Il y a peu d’emplois en milieu rural, la concurrence est rude, elles prennent ce qu’elles trouvent. Et plus elles appartiennent au milieu populaire, plus leur précarité s’avérera grande et durable. Malgré tout, elles affirment une volonté d’indépendance économique, même si elles ne le formulent pas ainsi.

Plusieurs des jeunes femmes de 14 à 28 ans ont été accompagnées par des travailleurs sociaux. Qu’attendent-elles de ces professionnels ?

Elles soulignent l’importance de voir des équipes pérennes implantées sur les territoires. Les professionnels, lorsqu’il y a peu de turn-over, deviennent des piliers pour tous les pans de leur vie. Une des clés pour ces jeunes réside dans la présence à leurs côtés d’adultes investis sur leur territoire. Pour que ces professionnels se projettent dans l’espace social, il convient de leur assurer de bonnes conditions de travail et de stabilité. Le rapport de recherche dont est en bonne partie inspiré ce livre a donné lieu à des soirées de débat, à des mises en scène théâtrales sur les différents territoires. Le partage d’expertise entre la sociologie et ces professionnels peut permettre d’affiner des propositions d’action. Cette enquête a en tout cas suscité un réel intérêt, y compris celui de certains élus. La sociologie ne peut prétendre changer les choses rapidement, mais elle peut compléter le diagnostic et asseoir la légitimité de certains modes d’intervention auprès de publics donnés. Mais les professionnels doivent disposer de moyens suffisants.

Chargée d’études

sur les questions de genre, de sexualité et de santé des jeunes au sein de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), Yaëlle Amsellem-Mainguy est l’auteure de Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural (Ed. Presses de Sciences Po, 2021).

Notes

(1) Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, de N. Renahy (éd. La Découverte, 2010).

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