Se placer en arrêt de travail, démissionner de sa structure, voire se reconvertir… à chacun sa manière de dire « stop » aux mauvaises conditions de travail dans l’aide à domicile. Pour ne pas abandonner à son tour ce secteur, Aurélie Nicolas a décidé de miser sur l’accompagnement à la mise en place d’équipes autonomes à travers la création d’un organisme de formation, L’Atelier 48, basé à Nantes. Une manière de renverser la table dans l’aide à domicile, où « on a construit des pyramides qui écrasent la base », explique cette ex-cadre de proximité de l’ADMR, le premier réseau associatif national de services à la personne. Elle n’est pas la seule à vouloir se sortir de l’impasse. Espérant améliorer la qualité de vie au travail, les directions des services d’aide et d’accompagnement à domicile s’intéressent de plus en plus à cette organisation, inspirée entre autres par l’entreprise de soins infirmiers Buurtzorg, lancée en 2006 aux Pays-Bas. Mais en réalité, « les équipes autonomes fonctionnent dans de nombreux secteurs d’activité et depuis cinquante ans », rappelle Jean-Claude Dupuis, professeur à l’Institut de gestion sociale de Lyon(1).
Le principe ? Des équipes d’une dizaine de personnes, qui se voient déléguer un certain nombre de décisions dans leur quotidien : élaboration des plannings, intégration de nouveaux bénéficiaires, décisions de recrutement. Dans l’aide à domicile, cette organisation constitue une révolution culturelle. « Le changement de paradigme, c’est de créer des équipes. Car ce sont des métiers où l’on peut se retrouver isolé, sans fonctionnement collectif et temps d’échange dédiés », explique Lucie Desarbres, responsable des projets innovants en santé au travail à la fédération Adédom. « Dans nos anciens modèles, on avait des réunions de 30 ou 40 personnes où seules des transmissions descendantes s’opéraient. Les auxiliaires de vie participent désormais à la réalisation de leur planning et se réunissent tous les quinze jours », confirme Aurélie Bois, directrice du collectif Dom’Avenir Services. Les trois associations qui le composent (Serenity.Dom, Sève Service de vie, Ain Domicile Services) ont adopté les équipes autonomes pour la moitié de leurs 500 salariés.
L’autonomisation des intervenantes bouscule aussi la hiérarchie directe, en particulier les responsables de secteur, fortement remis en question par ce mode de management. « Au départ, nos équipes communiquaient les modifications de planning. Maintenant, elles le saisissent elles-mêmes. Elles ont réduit leurs temps de trajet, elles n’ont plus de modulations négatives [temps d’intervention manquants, ndlr]. Donc, en termes de productivité, c’est hyper-intéressant. Elles gèrent mieux leurs plannings que les responsables de secteur », lance Julie Gauthier, DRH d’Amicial, qui compte trois équipes autonomes dans le département du Vaucluse, depuis deux ans. Le secret ? En déléguant la planification à des équipes plus petites ayant une liste de bénéficiaires attitrés, la conciliation des emplois du temps gagne en simplicité. Les aides à domicile ont davantage de latitude pour définir des tournées cohérentes qui répondent à leurs contraintes comme à celles des bénéficiaires. La démarche se veut aussi pragmatique compte tenu des difficultés inhérentes au poste de responsable de secteur (voir page ? ?), amené à gérer un nombre important de salariés et de bénéficiaires.
Le changement peut être conséquent pour les directions. « Je suis passé des plans stratégiques à “je ne sais pas où il y aura de nouvelles équipes dans six mois”. Maintenant, on accompagne les équipes auto-organisées qui se développent localement », témoigne Arnold Fauquette, dirigeant de Vivat (200 salariés, Nord), qui a mis en place les équipes autonomes depuis 2016. « La crainte des dirigeants, c’est qu’ils ne puissent pas tout contrôler et que la nouvelle organisation ne fonctionne pas », remarque Marie Sodkiewicz, responsable de la prospective à l’institut régional du travail social (IRTS) Hauts-de-France, qui accompagne des structures sur ces démarches et alerte aussi sur l’importance de préparer les conseils d’administration, également craintifs.
Pour avoir des effets positifs sur la qualité de vie au travail, la sectorisation constitue un autre marqueur des équipes autonomes. Un point traditionnellement « mal régulé », en raison des arrêts de travail qui désorganisent les agences et créent « une porosité très importante entre les secteurs », selon Dominique Villa, directeur général d’AidAisne, qui forme aux équipes autonomes, toujours à l’IRTS des Hauts-de-France. Quand les secteurs sont plus petits, la sectorisation permet de gagner en temps de transport et de réduire le stress associé. « Il y a moins de fatigue, moins de trajets. Avant, les salariées parcouraient de grandes distances, nos secteurs étaient vastes, sans sous-secteurs. C’était difficile de tout chambouler », confirme Aurélie Bois, de Dom’Avenir Services. Tous ces éléments ainsi améliorés, ce collectif de trois structures fait valoir d’importants progrès dans la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle. « Les intervenantes ont une demi-journée d’indisponibilité par semaine. Elles travaillent non plus un week-end sur deux, mais tous les trois, quatre, voire six week-ends. Des temps d’astreinte sont définis. Dans notre ancien modèle, elles étaient disponibles de 7 h 00 à 20 h 00. En cas d’arrêt, il fallait en appeler cinq ou six pour trouver une remplaçante. Depuis, on a fixé des temps d’astreinte », ajoute Aurélie Bois. En plus d’une meilleure attractivité lors des recrutements, la responsable constate « une baisse des inaptitudes de travail ».
Toutes les structures interrogées revendiquent une baisse de l’absentéisme. « Grâce au fonctionnement en équipe autonome, les auxiliaires vont pouvoir alléger leur planning sans recourir tout de suite aux arrêts maladie. Cette souplesse contribue à réduire l’absentéisme de longue durée », explique Sarah Ohl, assistante de gestion à l’agence Azaé de Rouen. « Emotionnellement, je me sens moins fatiguée. Si j’ai mal à la tête, je peux m’appuyer sur une collègue. On a davantage d’interactions, donc plus de possibilités de s’arranger entre nous et moins de pression », témoignait Manuella l’une des auxiliaires de vie de la structure, lors d’un webinaire de l’organisme de formation L’Atelier 48. Autre ressort de la baisse de l’absentéisme, les personnels « se sentent responsables de leur équipe ». Par solidarité, les intervenantes y réfléchissent ainsi à deux fois avant de s’arrêter. Ce qui, pour certains, peut s’apparenter à une forme supplémentaire de pression.
Pour Perrine Hanicotte-Zitouni, sociologue et chargée de mission à l’Agence régionale d’amélioration des conditions de travail (Aract) Hauts-de-France, ces organisations sont « pleines de promesses » en ce qu’elles permettent de faire progresser l’autonomie, un élément « déterminant » dans la qualité de vie au travail. Pour autant, « il faut maintenir une veille sur les conséquences concrètes de ces organisations du travail. On peut avoir des dilemmes entre le ressenti très positif lié à une meilleure conciliation des temps de vie, et ce que cela implique en intensification du travail », selon la sociologue, qui dresse le parallèle avec le travail en 12 heures dans le secteur sanitaire. Certains salariés « vont être d’accord pour enchaîner les prestations sur un temps plus concentré tandis que pour d’autres, ce ne sera pas possible », relève-t-elle. D’où l’importance, selon elle, d’une démarche concertée et d’une attention particulière portée aux conditions de travail, au-delà des simples formations. Enfin, l’autonomie « pose la question de la régulation : quelles règles construit-on pour organiser le travail et réagir en cas d’aléas ? ». La mise en place d’un cadre clair s’avère d’autant plus nécessaire que « la contrepartie des équipes autonomes, c’est la conflictualité, abonde Jean-Claude Dupuis. Dans les bureaucraties, chacun occupe sa place, son poste, sa profession. On ne dépend pas des autres au travail, il n’y a pas besoin de discuter car un cadre est là pour trancher, au service d’une organisation qui est prescrite. »
Le dernier enjeu se révèle d’ordre économique. « Cela génère un coût à six chiffres et ne se met pas en place du jour au lendemain », prévient Patricia Dubos, ex-directrice d’agence de maintien à domicile ayant expérimenté la mise en place des équipes autonomes. Au-delà des coûts en formation et en équipement, les temps de réunion qui s’ajoutent avec les équipes autonomes ne sont ni répercutés, ni financés. « A raison d’une heure par semaine, on prévoit d’office 4 h 33 de temps de travail de réunion par mois. Le temps gagné grâce aux équipes autonomes est “perdu” avec les réunions, témoigne Julie Gauthier, d’Amicial. Et l’investissement lié à l’intégration d’applications constitue un surcoût très important qui n’est pas financé. »
La démarche crée aussi, logiquement, des attentes salariales du côté des professionnelles qui assument ces nouvelles responsabilités. Cet autre paramètre implique d’effectuer des choix parfois drastiques. Chez Vivat, les salaires des auxiliaires de vie ont été alignés sur ceux de la branche de l’aide à domicile et indexés sur la hausse du Smic. Pour financer ces hausses, « on ne peut pas maintenir un niveau élevé d’encadrement, qui du reste apparaît moins nécessaire », explique son dirigeant Arnold Fauquette. Reste que l’équilibre économique demeure « fragile » : « Il y a une forme d’hypocrisie des financeurs, qui espèrent que le modèle va permettre aux structures de mieux tenir », estime-t-il. Car contrairement aux idées reçues, « le dispositif des équipes autonomes coûte plus cher que le système actuel. Mais on sait que dans quelques années, cela permettra de générer des économies », veut croire Dominique Villa.
(1) Auteur du Management du travail dans le secteur social et médico-social. Concilier performance, santé et qualité de vie au travail – ESF Editeur, octobre 2018.