« Tout au long de notre vie, nous intégrons des groupes sociaux qui expriment, à chaque fois, quelque chose de notre identité. Au cours de son existence, un individu peut être, tour à tour ou simultanément, selon les contextes, étudiant, éducateur spécialisé, avocat, joueur de basket, amoureux du cinéma japonais, passionné de tricot, parent, grand-parent… Les groupes sociaux auxquels il peut appartenir sont multiples et les rôles associés également. La magie des sociétés contemporaines est de permettre à chacun de revêtir des identités plurielles, et de laisser exprimer, s’il en est conscient, cette diversité, tout en trouvant son unité.
Force est de constater qu’il existe des groupes sociaux auxquels on ne souhaite pas toujours appartenir, même si on y est pourtant intégré d’office. C’est souvent le cas de celui des retraités. Et cela nuit à leur constitution en tant que groupe et à la représentativité des plus âgés, qui n’existe pas ou presque pas en France. Trois éléments nous semblent particulièrement importants pour comprendre l’impossible union des retraités en tant que force vive de défense de leurs droits et des droits de tous.
La première cause est sûrement à trouver dans la construction des politiques publiques. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’institutionnalisation de la retraite a permis aux Français de toucher une somme d’argent en contrepartie de contributions au cours de leur vie professionnelle. Dès lors, ils n’ont plus eu besoin de s’unir pour obtenir des droits à une pension de retraite, puisque l’Etat assurait une réponse à leurs besoins vitaux. Actuellement, même si les pensions exacerbent les inégalités sociales, très peu de bénéficiaires prennent la parole pour s’unir face à ce défi commun, excepté quelques syndicats de retraités. Il découle également de cette institutionnalisation de la retraite, la marginalisation de la vie sociale et la perte d’un statut social valorisé, qui était attribué par le travail.
Le deuxième phénomène est crucial, car il questionne la définition même du groupe des retraités. Il ne constitue pas du tout un ensemble homogène dans lequel des comportements ou des valeurs en commun pourraient émerger spontanément. Cet ensemble unit des individus de différents âges, générations, classes sociales, situations de santé et familiales, lieux de vie, etc. En dépit de cette diversité, la société case pêle-mêle dans un même groupe toutes les personnes de plus de 60 ans. En raison de l’allongement de la durée de vie, il est apparu une absurdité : celle d’unir au sein d’une même catégorie des sexagénaires et des centenaires. Cette situation revient à associer des nouveau-nés avec des individus de 40 ans. Or, la presque quadragénaire que je suis n’est en rien comparable à un jeune enfant, avec qui je n’ai en partage que notre humanité, notre joie et notre regard sur le monde. Or, si nous sommes incapables de définir cette catégorie de personnes, comment les protagonistes pourraient-ils s’y reconnaître ? Au lieu de parler sans cesse du groupe des retraités, peut-être pourrions-nous commencer par évoquer les situations de vie spécifiques aux générations qui composent cette catégorie. Cela permettrait de créer davantage d’adhésion et de solidarité vis-à-vis de membres qui se ressemblent.
La troisième cause est liée à la perception que nous avons des plus âgés, et a fortiori à la façon dont ils sont dépeints dans les médias. La société française a instauré des représentations sociales négatives sur l’âge, valorisant le jeunisme. Les médias généralistes placent régulièrement les retraités, et encore plus ceux en perte d’autonomie, dans une posture d’infantilisation ou en opposition avec d’autres classes d’âges. Nous excluons davantage les seniors que nous les incluons. Nous les écoutons trop peu et nous oublions souvent de les questionner sur les sujets qui les concernent. Certains retraités peuvent même être amenés à se sentir étrangers au monde qui les entoure, et à ne pas imaginer de participation sociale possible. Dès lors, comment adhérer à un groupe qui est si peu valorisé et désiré par les autres, et que beaucoup considèrent mieux loti que le reste de la population ?
Le manque de représentativité du groupe des retraités sur la scène publique s’expliquerait donc par ces trois éléments : les politiques publiques, la réalité d’un groupe trop hétérogène et les représentations sur les plus âgés dans la société. Toutefois, vous pourriez m’opposer que les retraités sont une force vive électorale, et que leur implication bénévole et sociale au sein d’associations, ou même auprès de leurs proches, leur permet de défendre leurs intérêts. Or, il ne s’agit pas exactement de la même chose. Le « pouvoir gris » n’implique pas de se regrouper volontairement.
Ce qui nous intéresse ici, c’est la conscience de leur groupement pour des défis communs et de société. On a pu voir, au cours des dernières années, les soubresauts d’une prise de parole des plus âgés concernant des décisions politiques discriminantes. Elle s’est notamment exprimée à travers une tribune de Marie de Hennezel, dans Le Figaro, contre le prolongement d’un confinement pour les plus de 65-70 ans au printemps 2020(1). Ou encore par la mobilisation, en février dernier, du collectif Citoyennâge, qui a demandé des assouplissements du protocole sanitaire dans les Ehpad, mettant en avant le besoin des personnes âgées d’être en lien. On a également pu observer, les années précédentes, quelques manifestations sur le pouvoir d’achat ou la réforme des retraites.
Il est temps que les générations de retraités reprennent enfin leur place, afin de pouvoir s’unir pour des défis communs à l’ensemble de la société. S’ils pèsent sur la mise en place de mesures pour accompagner les personnes du grand âge, ils en tireront un bénéfice, et cela servira aussi aux professionnels et à l’ensemble de la population. Peut-être est-ce utopique d’attendre des générations de seniors qu’ils prennent position dans une société où la défiance vis-à-vis de la politique et de l’activisme est prégnante. Toutefois, il est indéniable que ce manque d’intégration des problématiques liées à la longévité a des répercussions dans notre quotidien.
A ce titre, on oublie trop souvent, nous plus jeunes, de demander ce que désirent nos parents, nos grands-parents, de poser ensemble la construction d’une relation, d’écouter ce qu’ils ont à nous dire de leurs peurs, de leur courage et de leur soutien. S’exprimer, s’unir, défendre ses droits, c’est aussi avoir la capacité d’agir dans un environnement apaisé, valorisant cette représentativité. Les prises de parole des retraités sont plus un épiphénomène déterminé par des situations exceptionnelles qu’un véritable changement de fond. Or, pour apporter une évolution radicale à ces questions, nous avons tous notre rôle à jouer : médias, décideurs, individus et retraités eux-mêmes, qui savent critiquer autant que n’importe qui la prise de parole de leurs pairs.
Dans son dernier ouvrage(2), Yannick Roudaut raconte comment la bifurcation vers un futur plus souhaitable a été rendue possible grâce à la jeunesse. Dans son histoire, les baby-boomers ont fui dans leur voiture SUV avec leurs lingots d’or. Certes, c’est une fiction, mais ne pouvons-nous pas lui donner tort ?
Laissez-moi espérer que les retraités prendront leur place, et que ce futur souhaitable sera créé à la fois par la jeunesse, mais aussi par les générations de retraités. En cette année 2021, il est indispensable de sortir des cadres afin de proposer d’autres formes de représentativité pour que chacun ait droit à la parole, à la participation démocratique et pour, peut-être, revendiquer ce qui est juste pour soi, pour les autres, mais aussi pour la société. »
(2) Y. Roudaut – Quand l’improbable surgit : un autre futur revient dans la partie ! – Ed. La Mer salée – 2020.
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