Tout a commencé avec faire une question : comment gérer l’agressivité des jeunes sans produire son cortège de conséquences fâcheuses ? La réponse, Stéphane Ragueneau, directeur de l’institut thérapeutique éducatif et pédagogique L’Audronnière, à Faverolles-sur-Cher, l’a trouvée en partie au Québec. En 2009, il s’est rendu dans un centre éducatif fermé qui développait une approche sécuritaire afin d’éviter les incidents à caractère violent. Avec trois Itep de la région, il a mis en place un travail pour appréhender autrement le phénomène. Pendant trois ans, de 2012 à 2014, chaque établissement a mené une recherche-action pour cartographier les événements. « On a constaté un écart important avec la perception des professionnels, explique Stéphane Ragueneau. Pour les salariés, la violence était impalpable et arrivait à n’importe quel moment. La recherche, elle, démontrait le contraire. Elle concernait en fait peu de jeunes et peu de professionnels, et se produisait dans des lieux de liaisons et de transport. » A l’évidence, la violence n’était pas liée à la seule psychologie des jeunes mais aussi à l’intervention des professionnels et à l’environnement. La recherche-action a débouché sur la mise en place, en 2015, d’une approche bienveillante et sécurisante. Un programme de 10 ingrédients, que Stéphane Ragueneau commente.
1 Reconnaître la violence. Ce préalable paraît évident, or il ne l’est pas. A l’instar de la drogue, la violence, c’est toujours chez les autres, jamais chez soi. En faire un sujet, se l’attribuer comme une question, permet de la mesurer et de l’objectiver.
2 Formuler et appliquer une politique spécifique. La violence n’est pas le problème des éducateurs mais de l’institution au sens large. Elle doit être intégrée au projet d’établissement et formulée de manière concertée avec les professionnels. Au lieu de subir, l’équipe agit en mesurant, en objectivant l’agressivité verbale et physique. Et l’intelligence collective conduit à la créativité.
3 Maîtriser le temps. En objectivant les manifestations de violence dans le temps, on se rend compte de fluctuations pluriannuelles, annuelles, mais aussi hebdomadaires et quotidiennes. On sait par exemple que les débuts de semaine, lorsque les jeunes reviennent de week-end, sont des moments plus sensibles. Il s’agit de s’interroger sur la gestion du temps au sein de l’établissement, l’organisation des vacances, etc.
4 Maîtriser l’espace. Parce qu’il y a une interaction entre une personne et son environnement, le plan architectural, la qualité des locaux, la lumière, l’insonorisation, la circulation des espaces jouent un rôle important. Il est donc nécessaire d’avoir une action volontariste en matière d’aménagement de l’espace. Et de penser des matériaux solides dans les endroits repérés comme sensibles. Sinon, l’ensemble de l’établissement est rapidement abîmé. Et cela renforce les dégradations. A L’Audronnière, les transports constituaient une source de conflit : mettre six jeunes dans le minibus au lieu de huit a considérablement réduit la violence.
5 Développer un système de signalement. Pour modifier l’action, on doit faire un retour sur expérience. Que s’est-il passé ? Comment aurait-on pu faire autrement ? Et intervenir sur la façon dont l’information remonte pour déterminer ce qui est urgent ou pas, sans que le sujet de l’après-midi éclipse celui du matin. A l’Itep, on a mis en place un comité de vigilance pour faire de la prévention : chaque semaine, pendant 45 minutes, les coordinateurs de chaque secteur (équipes thérapeutiques et éducatives mais aussi représentants des cuisines ou de l’entretien) analysent les événements. Cela nous permet d’anticiper.
6 Impliquer les équipes. La violence n’est pas le problème de tel ou tel professionnel. Il incombe à l’ensemble de l’équipe de construire les réponses : chacun détient un bout de la vérité.
7 Impliquer les familles et les jeunes. Nous devons agir ensemble et être capables de transmettre des outils aux familles et aux jeunes, de les soutenir dans leurs difficultés. Il ne s’agit pas d’attendre le passage à l’acte mais de travailler tout de suite, en reconnaissant la difficulté du jeune pour travailler sur des thérapies cognitives EMDR [pratique qui consiste à soigner les traumatismes en bougeant les yeux, ndlr] ou de la sophrologie. Plutôt que de dire : « Il faut que tu tiennes », reconnaissons que ces enfants ont besoin de vider leur énergie.
8 Former en continu. Il faut investir massivement dans la formation. Pour 50 salariés, l’Itep y consacre 60 000 euros par an. Et pour qu’elle produise des effets pour la structure, la formation individuelle doit être intégrée de manière continue dans un écosystème apprenant et être appliquée au service de l’action.
9 Offrir un programme de soutien. Les salariés ont accès anonymement et gratuitement à des entretiens psychologiques via la plateforme nationale d’écoute Soins aux professionnels de santé (SPS). L’établissement finance également des soins extérieurs lorsqu’un professionnel a vécu un événement traumatique.
10 Favoriser l’expérimentation de solutions et valoriser l’innovation. Il est possible de créer une boucle positive : « J’ai un problème, j’expérimente, je fais un retour et j’étends éventuellement l’initiative. » C’est un processus positif essentiel en termes de management : en favorisant l’expérimentation de solutions, on valorise les personnels.
Selon Stéphane Ragueneau, ces 10 ingrédients ont produit de réels effets : « Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de violence, mais elle est contenue. Et quand elle s’exprime, elle ne devient plus un événement. Il ne faut jamais baisser la garde. L’établissement est comme une horloge qui se dérègle tous les jours. »
En parallèle de l’approche bienveillante et sécurisante, l’Itep L’Audronnière met en place une démarche de mentorat individuel avec des psycho-éducateurs québécois. Leur fonction : proposer des outils concrets pour nourrir la pratique professionnelle à partir d’une situation ou d’un thème. « C’est une manière de faire un pas de côté, de se décentrer de son point de vue professionnel pour observer depuis la fenêtre du jeune », explique Yasmina Derdari, éducatrice spécialisée. Ces dernières années, elle a été sérieusement agressée par un pensionnaire de l’internat. Elle a porté plainte avant de suivre une thérapie pour évacuer le traumatisme. Mais elle a également consacré une séance de mentorat à cet épisode. « Au-delà du fait de comprendre, je voulais trouver une issue constructive dans ma relation avec le jeune. La psycho-éducatrice m’a permis de formaliser les choses et m’a apporté des propositions d’actions. » Actuellement, Yasmina Derdari travaille sur les questions de motivation. Son objectif : changer d’approche afin de provoquer un déclic chez le jeune.