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Le pouvoir d’agir n’est pas le devoir d’agir

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Le « pouvoir d’agir » peut faire l’objet d’incompréhension, voire de rejet, du fait de sa proximité avec la notion ambiguë d’« empowerment », concept à deux faces, l’une émancipatrice et l’autre prescriptive. Il est donc urgent de définir ces termes pour éviter toute confusion.

« Politiques d’activation, responsabilisation individuelle, accent mis sur l’autonomie et la participation, les capacités et les compétences à mobiliser… l’empowerment prend une couleur bien particulière, teintée d’une obligation à être acteur et à s’engager dans des projets. Cela n’a rien à voir avec le « développement du pouvoir d’agir » tel que défini par le psycho-sociologue québécois Yann Le Bossé, qui en est l’inventeur.

Si l’on décompose le mot d’origine anglo-saxonne, on obtient : « em » (processus), « power » (pouvoir), « ment » (qui produit un résultat), que l’on peut traduire littéralement par « processus d’acquisition d’un pouvoir qui produit un résultat » ou par « renforcement du pouvoir » de la ou des personne(s) concernée(s).

On le voit bien, nous avons affaire à un concept flou et même dangereux dans son usage, dans le sens où il caractérise deux phénomènes antagonistes, à la fois des mouvements de revendication collective mais aussi une sur-responsabilisation de l’individu, entrepreneur de lui-même.

Nous comprenons alors le succès de cette notion dans la sphère politique et économique. Le problème qui se pose à nous est que ce concept peut être utilisé dans un but de contrôle et d’obligation des individus, leur enjoignant de se prendre en main. Les formules « do it yourself » (« fais-le toi-même ») ou « si on veut on peut » prennent tout leur sens dans un système de pensée qui prône le mérite et la compétition comme valeurs sociétales premières.

Appliquée au travail social, cette notion viserait à conduire les gens à s’aider eux-mêmes(1), à se prendre en main, à faire des efforts, à franchir les obstacles seuls ou à s’adapter à leurs conditions de vie. Et ceci est également valable dans les équipes.

Nous retrouvons cet état d’esprit dans des institutions sociales ou médico-sociales dans lesquelles certains managers prônent la nécessité pour les intervenants d’être autonomes et plus performants. « La coproduction est mise à l’honneur tout en sur-responsabilisant les personnes accompagnées et en mettant en concurrence les équipes et l’encadrement. »(2) Et c’est également sous couvert d’empowerment ou de pouvoir d’agir que ces mêmes professionnels visent la participation des personnes, à les rendre acteurs, à faire en sorte qu’elles deviennent autonomes.

Dans ce cas de figure, il serait plus juste de parler d’un devoir d’agir que d’un pouvoir d’agir effectif favorisant la prise en compte du point de vue des personnes concernées. Ainsi, l’empowerment, comme d’ailleurs le pouvoir d’agir, peuvent être perçus comme une arme de domination(1). Et il faut le dire, c’est souvent l’intention affichée de certaines politiques publiques, et des politiques sociales en particulier.

Injonction à l’action

Au-delà des organisations, il est vrai que les orientations politiques peuvent paraître ambiguës. J’avais relevé dans un article cet exemple : « Le plan pauvreté 2019 mentionne l’importance de “l’implication des acteurs et des personnes concernées”, l’objectif étant d’“impulser une véritable démocratie sociale pour transformer durablement les pratiques et redonner le pouvoir d’agir aux personnes fragiles”. » D’un autre côté, le texte précise : « Ce véritable “droit l’accompagnement”, mis en œuvre avec les collectivités territoriales, aura pour contrepartie le devoir pour l’allocataire d’agir pour son insertion. »(3)

La formule « redonner le pouvoir d’agir aux personnes » traduit une certaine forme d’asymétrie et de condescendance qui n’est pas souhaitable. Comme d’autres, je pense que le pouvoir ne se donne pas, il se prend, il s’acquiert ou il se crée. Par ailleurs, que penser du « devoir d’agir » comme contrepartie au droit à l’accompagnement ? N’est-il pas une fois de plus renvoyé uniquement du côté de l’accompagné comme une injonction à agir pour une insertion qu’on aurait défini à sa place ?

Ce concept appelle donc à la vigilance voire à la méfiance, en fonction de qui l’utilise et dans quel contexte. Voilà pourquoi Yann Le Bossé n’emploie pas le terme d’empowerment mais a préféré créer une nouvelle formulation assortie de sa propre définition.

La Haute Autorité de santé (HAS) elle-même se réfère à cette autre conception : « L’ empowerment, littéralement “processus d’acquisition d’un pouvoir”, est un concept développé par le psychologue communautaire américain Julian Rappaport en 1984 pour désigner “la possibilité pour les personnes et les communautés de mieux contrôler leur vie”, l’acquisition “d’une plus grande maîtrise sur l’atteinte d’objectifs importants pour une personne ou une communauté”. »(4)

S’entendre sur le sens des mots

Pour caractériser ce processus, l’appellation « développement du pouvoir d’agir » est pertinente car elle élimine le double sens trompeur du terme anglo-saxon. De plus, celle-ci renvoie à une approche bien spécifique formalisée par Yann Le Bossé, qui marque sans doute la fin d’une certaine conception des pratiques sociales et de leur finalité. Cette démarche pourrait permettre de refonder le rapport des professionnels aux institutions qui les emploient mais aussi leur relation aux publics qu’ils côtoient, en devenant personnes ressources ou des facilitateurs.

Voici la définition que le psycho-sociologue québécois a proposé en 2012 : « Un processus par lequel des personnes accèdent ensemble ou séparément à une plus grande possibilité d’agir sur ce qui est important pour elles-mêmes, leurs proches ou le collectif auquel elles s’identifient. » Marie-Hélène Bacqué, sociologue, et Carole Biewener, professeure d’économie et d’études du genre, y font référence dans leur ouvrage consacré à l’empowerment(5) lorsqu’elles définissent, dans le champ du travail social, qu’il s’agit d’un processus d’acquisition d’un pouvoir individuel et collectif visant une transformation sociale.

De nombreux textes évoquent la notion de « développement du pouvoir d’agir » selon la définition de Yann Le Bossé. Citons, entre autres, la définition internationale du travail social, qui privilégie cette acception au détriment du terme empowerment, le dernier rapport de l’Inspection générale de l’action sociale (Igas) sur l’accompagnement (2018) ou encore le « Guide d’appui aux interventions collectives du travail social en faveur du développement social » du Haut Conseil du travail social (2019), qui consacre une fiche technique à cette démarche. Plus récemment, cette approche a été recommandée par la HAS en lien avec le concept d’engagement.

Il est temps de s’entendre sur les mots qu’on utilise.

Quand la psycho-sociologue Catherine Sellenet évoque le modèle de l’injonction à l’autonomie qui se développe depuis le début des années 2000 dans le travail social(6). Elle fait référence à une certaine forme d’empowerment et je suis d’accord avec elle. Mais il ne s’agit pas du « développement du pouvoir d’agir » tel que présenté dans cet article.

Comme le relève William A. Ninacs, docteur en travail social au Québec, « une confusion règne en service social autour du concept d’ empowerment et la conceptualisation de l’empowerment ne concorde pas toujours entre praticiens et auteurs. Cette ambiguïté généralisée est un obstacle sérieux à son utilisation. C’est un peu dommage, car l’empowerment constitue un outil pertinent pour le service social ». »

Notes

(1) La société du malaise – Alain Ehrenber – Ed. Odile Jacob – 2010.

(2) « Ce que former veut dire : un regard de terrain sur la nouvelle réforme » – Brigitte Portal – Formations sociales : impacts des transformations aujourd’hui et demain – RFSS n° 275, p. 69 – 2019.

(3) Ibidem, pp. 69-70.

(5) L’empowerment, une pratique émancipatrice ? – Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener – Ed. La Découverte – 2015.

Contact : portalbrigitte@gmail.com

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