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“Comprendre les réalités sociales à l’échelle individuelle”

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Quel pourrait être l’apport de la sociologie des rêves aux sciences sociales ? C’est ce qu’explique Bernard Lahire dans le second volume de son « Interprétation sociologique des rêves ». Une recherche inédite sur un nouveau moyen d’accès à la compréhension des déterminismes sociaux.
Il y a des psys pour interpréter les rêves. Que peut apporter la sociologie dans ce domaine ?

Cela montre qu’aucun objet n’échappe à la sociologie. Les disciplines ont tendance à se répartir les objets de recherche, et on a longtemps pensé que certains étaient réservés aux psys et d’autres aux sociologues. Il est vrai qu’au départ, la sociologie s’intéresse au groupe plutôt qu’à l’individu. En réalité, c’est plus complexe. Emile Durkheim, l’un des pères de la discipline, aurait pu travailler sur la répartition des richesses ; or il a choisi de mener une étude sur le suicide, thème que l’on peut considérer être de l’ordre de l’intime. Un autre sociologue, Maurice Halbwachs, a affiné ce modèle en analysant les causes individuelles de cet acte. Un individu n’a de sens qu’au croisement de nombreuses propriétés sociales générales. Si on veut l’appréhender, on doit le replacer dans son milieu familial, scolaire, professionnel, religieux ou encore politique. J’ai développé cette approche depuis 1998 : essayer de comprendre les réalités sociales à l’échelle des individus. Cela m’a conduit aux rêves, ce qui sont une bonne manière d’élargir nos connaissances. La position des chercheurs en sciences sociales qui font fi des neurosciences, de la biologie ou des différentes branches de la psychologie ne me semble pas tenable. Il ne s’agit pas d’expliquer les faits sociaux par le psychologique ou le biologique mais de prendre en compte l’ensemble du fonctionnement du vivant.

Comment avez-vous concrètement procédé ?

Au cours des cinq dernières années, j’ai recueilli les rêves de 13 personnes. J’en ai retenu huit, dont ceux qu’un homme, Gérard, avait consignés durant quarante ans, soit plus de mille récits. Il m’a contacté après la parution du premier volume de mon livre. Je cherchais des gens susceptibles de s’engager dans un long travail. Il s’agissait de noter ses rêves selon un protocole particulier et de participer à plusieurs dizaines d’entretiens. Parfois, je comprenais ce qui se tramait dans le rêve en relisant pour la énième fois des choses que je n’avais pas vues. En même temps, on ne produit pas de science avec de pures singularités mais uniquement si l’on parvient à mettre en évidence le fait qu’elles sont l’expression de mécanismes très généraux.

Des problématiques émergent-elles des huit rêveurs que vous avez suivis ?

Cette analyse n’a pas pour objectif d’être représentative. Pour cela, il aurait fallu des milliers de cas. Je voulais montrer comment le monde social se réfracte dans le psychisme et quelles sont les méthodes pour arriver à interpréter correctement les rêves à partir du modèle théorique que j’ai construit. Je livre un outil aux lecteurs, qui peuvent s’en saisir pour s’auto-analyser. Pour comprendre un rêve, il faut appréhender le cadre du sommeil et la communication de soi à soi, sans contrôle conscient. Le rêve déploie de nombreuses analogies et symbolisations. Il superpose le passé et le présent et fait correspondre les différents domaines de l’existence, de la vie intime à la vie professionnelle. A travers ce langage onirique, s’expriment nos traumatismes, nos frustrations et nos contradictions. Tout ce qui tourne autour de la domination sociale, masculine ou culturelle, est très présent chez mes huit rêveurs. La place dans la famille, la compétition scolaire, le manque de reconnaissance sont aussi interrogés. La sociologie des rêves est une sociologie des problématiques existentielles. Elle peut donner à voir tous les points névralgiques qui font souffrir, préoccupent, inquiètent, obsèdent les individus selon leurs conditions d’existence et leurs trajectoires de vie.

Le rôle de la famille intervient-il souvent dans votre recherche ?

Freud a eu raison d’insister sur la famille mais les difficultés se poursuivent avec d’autres institutions ou groupes. Je pense qu’il a eu tort de se limiter à la petite enfance et à la dimension sexuelle des relations à l’intérieur du cercle familial. Le cerveau ne cesse jamais d’établir des connexions entre différents types de situations. Quand on entre dans le rêve, on pénètre vraiment dans la machine qui traite l’ensemble des déterminismes, lesquels orientent notre comportement en permanence. Il existe une sorte de lucidité spécifique aux rêves. Ce qui a été perçu de façon très fugace lorsqu’on est éveillé, et que la conscience n’a pas eu le temps de traiter, a été vécu et le corps sait le reconnaître. Certains rêves disent « cash » ce qui est problématique. C’est le cas pour Gérard qui, depuis quarante ans, rêve du même lieu, de son grand-père, d’images sexuelles ou scatologiques… mais sans se souvenir consciemment de scènes de viol avec son aïeul. Il a pourtant probablement été victime d’inceste avant l’âge de 7 ans. Il a suivi une analyse mais son psychanalyste ne lui a jamais demandé de raconter ses rêves et ne les a jamais interprétés.

Certains récits­ vous ont-ils gêné ?

Non, car tout cela me passionne. Mais je suis redevable aux enquêtés car ils m’ont confié des rêves sans savoir ce qu’il y avait dedans. Quand, petit à petit, on a réussi à comprendre ce qui se cachait derrière, certains ont été embarrassés. Une des rêveuses, Lydie, m’a déclaré clairement m’avoir détesté à un moment donné. Elle voulait en apprendre davantage mais ce qui apparaissait rêve après rêve et sur lequel elle s’était tue pendant trente ans, à savoir une histoire d’attouchements par un cousin, l’a presque conduite à arrêter nos entretiens. Les gens m’ont fait confiance mais, évidemment, à part Gérard qui a souhaité garder son prénom, les autres témoignent avec un pseudonyme.

En analysant notre « part rêvée », que dites-vous de la société ?

Si comprendre la société s’entend dans le sens de saisir les grands mécanismes sociaux, l’étude des rêves n’est pertinente. A contrario, l’interprétation sociologique des rêves pourrait déboucher sur une sociologie des soucis, qui se manifestent de façon très intense dans les productions oniriques. Celle-ci pourrait contribuer à une sociologie de la santé mentale car les préoccupations peuvent s’associer à des angoisses, des peurs, des dépressions ou des troubles addictifs. On pourrait ainsi mener des recherches sur les effets des licenciements et se rendre compte que les personnes parlent spontanément de cauchemars ou de rêves en lien avec ce traumatisme. La souffrance au travail hante jusqu’au bout de la nuit comme l’a montré le documentaire de Sophie Bruneau, Rêver sous le capitalisme [voir sur le site alteregofilms.be, ndlr]. Les rêves ont l’avantage d’être les moins contrôlés et censurés qui soient.

Chercheur au CNRS,

Bernard Lahire est l’auteur de La part rêvée (éd. La Découverte, 2021), volume 2 de L’interprétation sociologique des rêves (éd. La Découverte, 2018).

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