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Surmonter les expériences inhumaines

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Situé à Villeurbanne, en banlieue lyonnaise, le centre de santé Essor accueille chaque semaine des personnes exilées et polytraumatisées. L’équipe pluridisciplinaire leur propose une prise en charge pour panser leurs blessures.

Le contraste est saisissant. La pièce calme et baignée de lumière du centre Essor, où se rend Nora chaque semaine, dénote avec la brutalité froide de ses propos. Menaces de mort, torture, mise au cachot, disparition de ses proches, exil, vie à la rue en France… Nombreux sont les maux qui ont mené la jeune femme de 34 ans vers ce centre de santé de Villeurbanne, en banlieue lyonnaise. Ouvert en 2007 par l’association Forum réfugiés-Cosi, il a pour vocation d’accompagner les personnes exilées en grande souffrance psychique, via des consultations individuelles ou familiales. Le regard de la jeune femme est franc, sa voix douce, son élocution claire et son discours cohérent. Si son visage ne trahit pas l’once d’une émotion, ses doigts, eux, se croisent en évoquant des événements douloureux et caressent un mouchoir avant de le plier soigneusement en parlant des soins et de l’écoute qui lui sont réservés ici depuis deux ans.

« Ma psychologue fait partie de mon quotidien. J’attends nos rencontres avec impatience car elle m’encourage », confie Nora pour témoigner de l’importance des rendez-vous fixés et de la confiance tissée au fil du temps. Dans son vaste bureau, la thérapeute, Corella Damiani, a choisi d’accueillir ses patients autour d’une table de cuisine : « Cela leur permet de cacher leurs mains ou de se mettre en retrait lorsqu’ils se confient. Nous avons une grande liberté dans nos pratiques. En ce qui me concerne, je m’appuie sur les parties de leur identité qui ne sont pas abîmées comme le métier, par exemple, et je les fais ressortir. L’idée est que la personne se renforce. Je ne parle jamais frontalement des traumatismes. Je me contente de demander ce qui ne va pas. » Les consultations du centre étant réservées majoritairement aux demandeurs d’asile, aux primo-arrivants avec titre de séjour, aux bénéficiaires de la protection internationale et aux déboutés de l’asile, son public dispose rarement du confort de s’autoriser à craquer. « On se doit de ne pas briser les barrières qu’ils se sont fixées », précise la professionnelle.

Libérer une parole parasitée

Ici, l’un des enjeux principaux est la libération de la parole, qui se trouve parasitée par de nombreux facteurs. Le rapport au récit est complexe pour les personnes exilées. D’abord, il est primordial de lever le doute sur de potentiels intérêts que pourraient avoir les professionnels à faire parler les patients gratuitement. Ensuite, dans beaucoup de pays, le recours à des psychologues n’existe pas et, même si certaines personnes se livrent facilement, il est de nombreux Etats où le secret protège. Une autre raison freine la liberté d’expression : les modalités du récit nécessaires à l’instruction du dossier de demande d’asile en France et menée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) mobilisent des mécaniques opposées à celle du travail thérapeutique, puisque les requérants doivent y rapporter des faits concrets.

Derrière l’une des portes jaunes du centre, l’espace de travail de Séverine Masson, psychologue, est spacieux. Les chaises y sont disposées autour d’une table basse et, près de son bureau, sur des étagères, des livres sur des cultures étrangères sont entreposés. Assise à sa table de travail, entre deux rendez-vous, elle explique que « pour des raisons juridiques et administratives, les personnes adoptent, dans leur discours, la posture qu’on attend d’elles. Cela leur prend beaucoup de temps de s’en dégager. Je rappelle donc systématiquement que tout ce qu’on échange est confidentiel, qu’il n’y a pas de limites à ce qu’on peut se dire. C’est essentiel de le verbaliser. »

Au même moment, arrivé devant les locaux, presque une heure avant son rendez-vous, Enrique(1), 33 ans, multiplie les allers-retours, l’air tendu. C’est la troisième fois qu’il rencontre Séverine Masson. Lorsqu’elle le reçoit, installé près de la table basse, ce grand brun aux longs cils communique dans sa langue natale, avec un débit rapide comme s’il y avait urgence à dire. Il s’adresse à un interprète présent via un système de visioconférence. Dès que nécessaire, la structure a recours au service d’interprétariat Inter Service Migrants-Corum ou à des professionnels indépendants. L’empressement d’Enrique à communiquer sur les maux qui le rongent, tels les souvenirs de massacres vécus dans son pays d’origine ou la culpabilité de se trouver en France alors que, selon lui, sa place est auprès des siens à combattre, est le signe un puissant mal-être. Il se traduit par de grands gestes nerveux et par ses yeux qui s’humidifient au fil de la conversation.

« La langue ne suffit pas. Nous prenons des précautions quant aux choix des interprètes, que ce soit en termes de genre mais aussi de dialecte et de région de provenance. Le patient doit se sentir en confiance. Il souhaite savoir à qui il se confie », prévient sa psychologue. En effet, toute communication peut être menaçante et faire revivre des traumatismes éprouvants comme entendre la langue utilisée par un tortionnaire. L’équipe du centre sensibilise donc ces médiateurs sur ses attentes et sur l’importance du travail d’équipe. Leur capacité d’adaptation est fondamentale pour la réussite des soins car ils œuvrent souvent auprès d’autres structures dont les missions et l’approche du public sont totalement différentes : enquêtes de police, Ofpra, etc. « Nous prenons soin d’avoir recours au même interprète pour un même patient », pointe Séverine Masson.

Durant la consultation, Enrique s’exprime par de longues tirades que son interprète traduit de manière concise. Les psychologues doivent accepter que, parfois, des informations se perdent. Pour cause, certains traducteurs utilisent une version fidèle, alors que d’autres usent de filtres émotionnels qui, par ricochet, préservent les psychologues de l’horreur énoncée. A l’unanimité, ces derniers déclarent être touchés par leurs consultations, en particulier parce que le vécu de leurs patients se réfère à des problématiques éloignées de celles connues en France. D’où la nécessité de préserver une indispensable distance.

La moitié des patients à la rue

Sur l’heure du déjeuner, l’atmosphère de confidentialité, parfois pesante, change radicalement. Les bureaux fermés, signal de consultation en cours, s’ouvrent et les soignants sortent s’aérer ou échangent entre eux dans la pièce leur servant de salle à manger. L’air est chargé d’odeurs de cuisine et la pause permet de reprendre prise sur les vécus individuels et sur le sentiment d’impuissance ressenti, en le partageant. Les psychologues participent aussi chaque mois à des rendez-vous d’analyse de leur pratique. La prise de notes aide à prendre un certain recul. Les formations, le développement personnel et les thérapies constituent aussi des outils efficaces. « Pouvoir échanger permet de sortir de l’état de sidération provoqué par les récits de ce public extrêmement vulnérable et précarisé », observe Caroline Janin. Une pauvreté accentuée par l’augmentation du nombre de personnes en errance. « Je note qu’environ la moitié des patients vit en centre d’hébergement et l’autre à la rue, ce qui n’était pas le cas avant. L’arrivée en France ne leur permet pas de récupérer », assure Séverine Masson.

Lorsque la personne dépose ses problèmes sociaux au centre, son travail thérapeutique est perturbé. En revanche, quand elle bénéficie d’un accompagnement social, les résultats sont positifs. Lucie Berthaud, chargée d’accompagnement au centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) de Bron (Rhône), oriente régulièrement du public vers l’Essor, et les effets ne tardent pas à apparaître : « Les personnes sont plus apaisées et reprennent confiance en elles. Quand notre prise en charge s’arrête, nous avertissons le centre. C’est très sécurisant pour elles. » L’Essor offre aussi l’avantage de proposer des rendez-vous sous deux mois, soit des délais d’attente bien moins longs que dans les hôpitaux psychiatriques ou les centres médico-psychologiques (CMP).

Pour assurer la qualité du suivi thérapeutique, les professionnels s’adaptent. « Nous essayons de faire de la dentelle avec chaque patient en construisant avec lui selon sa situation. Je suis formée à des thérapies brèves que je ne pratique pas avec tous », détaille Corella Damiani. Des propos corroborés par Gabriel Pérez Pezzani, autre psychologue du centre, qui, comme sa consœur, pratique par exemple l’EMDR(2), une technique de désensibilisation et de retraitement des traumatismes par un processus de mouvements oculaires générés par ceux d’une baguette. « Nous partons d’un souvenir cible », affirme le thérapeute. Avec les enfants de personnes exilées, il crée du lien et communique par des dessins ou des jeux de balles. Dans son bureau aux chaises colorées, des jouets et des livres jeunesse parsèment les étagères. Au mur, une carte du monde rappelle que la pratique au sein du dispositif est associée aux spécificités géopolitiques planétaires : 12 % des personnes prises en charge viennent de Guinée, 8 % de République démocratique du Congo, 9 % d’Albanie, 9 % du Nigeria et 6 % d’Afghanistan.

Pour son prochain rendez-vous, le psychologue a choisi sa forme de dialogue. Il propose à Richard, l’un de ses patients, une séance de photo-langage. A tour de rôle, l’un et l’autre sélectionnent une photographie parmi plusieurs clichés posés sur une table. Ils répondent ensuite à une même question concernant l’image choisie. « C’est un très bon moyen de réunir plusieurs patients et d’introduire du collectif, car les échanges se font souvent en tête à tête ici. Je fais aussi parfois participer le kinésithérapeute afin de fournir un autre canal de contact », commente-t-il. Une illustration de la liberté d’approche et d’outil dont disposent les professionnels. A la condition que la personne adhère au dispositif.

Preuve que la méthode marche, un deuxième centre, réservé aux bénéficiaires de la protection internationale, a ouvert ses portes à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) en janvier 2020. « Notre responsabilité est grande. Un patient ne peut pas quitter cette pièce démoralisé. Le risque est de trop se centrer sur son traumatisme, ce qui nous empêche de voir le reste. L’idée est de l’aider à vivre », conclut Gabriel Pérez Pezzani.

Notes

(1) Tous les prénoms ont été changés.

(2) Eye Movement Desensitization and Reprocessing. Contact : centredesante@forumrefugies.org – Tél. : 04 78 03 07 59.

Reportage

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