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Les pratiques professionnelles à l’épreuve de la ruralité

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Les frontières entre l’urbain et le rural se brouillent et de nouveaux besoins sociaux apparaissent dans les campagnes. Problèmes économiques, médicaux, conjugaux, difficultés à se déplacer, repli sur soi… autant de défis à relever pour les travailleurs sociaux qui, plus que jamais, représentent les figures essentielles d’un accompagnement de proximité qui se construit encore trop souvent en pointillés.

La pauvreté en milieu rural offre plusieurs visages. Selon que les territoires sont éloignés ou proches d’un bassin d’emploi, en voie de dépeuplement ou de développement, la précarité se révèle plus ou moins forte. Ainsi, dans certains départements, une misère, parfois extrême, côtoie l’isolement, le chômage, l’insalubrité des logements, les problèmes de santé, la présence de la drogue… « Ce sont des problèmes qu’on peut aussi retrouver en ville, mais, en milieu rural, ils s’ajoutent à la fermeture des commerces et des services publics. Cela se traduit par des difficultés à se déplacer et un enclavement géographique très prégnant, alors qu’en ville, l’offre de transports existe et fonctionne », observe Boris Chevrot, coordinateur du pôle économique et social de l’intercommunalité du Clunisois en Saône-et-Loire.

D’une façon générale, le recul de l’Etat vers les agglomérations a marqué un tournant délétère pour la socialisation et l’accès aux droits en milieu rural. Qu’il s’agisse de se rendre à un rendez-vous à Pôle emploi, d’adresser une demande d’aide à la caisse d’allocations familiales, de participer à un groupe de paroles organisé par un centre communal ou de faire garder ses enfants, l’enclavement géographique et la faiblesse des transports en commun représentent un frein que certains ne parviennent tout simplement pas à lever. « La pauvreté enferme et entrave, observe Clara Deville, sociologue et auteure d’une thèse sur les parcours d’accès au revenu de solidarité active (RSA) en milieu rural(1). La question de la mobilité n’est pas seulement géographique, elle est aussi symbolique. Se rendre en ville pour demander le RSA implique de franchir les distances géographiques mais aussi sociales. Cela confronte les personnes à un milieu différent du leur. Elles peuvent se sentir désajustées. Quelle force il leur faut ! Dès lors, il n’est pas étonnant que les parcours d’accès aux droits peinent parfois à aboutir. »

Au-delà du courage nécessaire pour surmonter cet obstacle géographique et symbolique, demander de l’aide et faire appel à un intervenant social conduit aussi à s’exposer au regard acerbe des autres habitants. « Voisins, familles… tout le monde se connaît dans les petites communes, et la pauvreté y est vécue comme plus honteuse et plus cachée qu’en ville. Qui a envie d’être identifié comme le pauvre du village ? Il suffit par exemple de constater que personne ne fait la manche », pointe Boris Chevrot.

Intervention de proximité

Bien qu’au fait de cette forme d’auto-enfermement, encore très présente dans les campagnes, les travailleurs sociaux ont ainsi le plus grand mal à identifier ces personnes très éloignées des dispositifs existants. Comment y remédier ? Quelles solutions pour réduire les inégalités socio-spatiales structurant l’accès aux droits ? « Par la proximité ! », lance Gilles Pierre, ex-président de l’association Le Pont, à l’origine d’un service d’accompagnement et de réinsertion sociale (SARS) en Saône-et-Loire qui déploie des travailleurs sociaux de centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) expérimentés sur les zones les plus rurales du département. Celui-ci précise : « La meilleure façon d’aider les gens amène à se rendre là où ils vivent. De la sorte, on n’est pas obligé de les déraciner en les déplaçant vers nos institutions et on permet un certain nombre d’aides et un mieux-être sur leur territoire. »Si l’« aller vers », dont la pratique s’est généralisée ces dernières années en milieu rural, n’a pas son pareil pour réintroduire une intervention sociale de proximité, la dispersion et la segmentation des actions menées sur le terrain restent une limite à son inconditionnalité. « Du fait de l’éloignement entre les communes, nous sommes contraints de diffuser nos permanences sur des demi-journées ou quelques jours par mois. Conséquence : quand une personne vient nous voir, ce ne sont pas 10 minutes qu’on lui consacre, mais parfois 2 heures ! Impossible, dans ces conditions, de voir tout le monde », confirme Sabine Blond, responsable « logement, veille sociale et insertion » de l’association Fiac (Foyer international d’accueil et de culture) à Berck-sur-Mer (Pas-de-Calais), qui intervient auprès des sans-abri en milieu rural grâce au camping-car du dispositif Pamela(2).

Les centres communaux d’action sociale comptent parmi les acteurs essentiels de la chaîne sociale et solidaire dans le repérage et l’accompagnement des populations précaires rurales. Mais, faute de moyens suffisants, leurs capacités d’agir ne permettent pas toujours de couvrir l’intégralité des besoins. Autres figures incontournables : les élus. « Les premiers travailleurs sociaux dans les villages, ce sont les maires, abonde Mohamed Zeghdoudi, responsable de service à l’Alaj (Association liens et actions des jeunes), située dans le Pas-de-Calais. Ce sont eux qui connaissent le mieux les habitants de leur village. Il s’avère donc primordial de s’appuyer sur eux, d’aller les voir et d’échanger. » La présence, au niveau intercommunal, des centres intercommunaux d’action sociale pour les territoires qui ont pris cette compétence, des services des caisses de mutualité sociale agricole (MSA), des maisons France Services ou encore des maisons départementales de la solidarité (MDS) permet aussi de pallier l’absence d’équipements. « L’intercommunalité est pertinente en matière d’accompagnement professionnel. Mais il ne faut pas perdre de vue la richesse et la solidarité offertes par le maillage associatif. Il propose des bonnes volontés et des coups de mains informels », prévient Boris Chevrot. Car, s’il y a bien une organisation de l’action sociale à laquelle tous aspirent, c’est celle d’une démarche globale d’intervention mobilisant collectivement les acteurs (bénéficiaires, citoyens, associations, élus, institutions, partenaires). « Ce qui nous manque, c’est de l’ingénierie pour faire l’analyse des besoins sociaux. Des projets porteurs de la notion de développement social local[3] qui sortent du tout curatif pour mettre en place de la prévention et de l’analyse des besoins sociaux. Il y a un vrai enjeu pour les territoires ruraux à coordonner l’ensemble pour construire une action sociale territoriale coordonnée et dynamique », poursuit le sociologue de formation.

Une approche complémentaire et cohérente qui profite, certes, aux usagers mais aussi aux professionnels du médico-social : « Quand on passe son temps sur les routes pour aller à la rencontre des habitants, on peut vite se sentir seul. Pouvoir compter sur le dynamisme d’un réseau de partenaires sur son territoire simplifie vraiment l’accompagnement spécialisé », témoigne Christine Forgeot, assistante sociale à la MSA Sud-Champagne, qui admet « faire un peu appel à la débrouille » au cas par cas pour gagner du temps sur certaines situations. Ce même système D qui l’autorise par exemple à décrocher son téléphone pour prendre un rendez-vous médical pour l’un de ses bénéficiaires ou à solliciter une aide ponctuelle pour un reste à charge trop important. « Il me semble capital en milieu rural de garder à l’esprit que la sociabilité est quelque chose de très ordinaire et qu’on arrive à régler beaucoup de choses sans souligner qu’il s’agit d’un travail social. En somme, réaliser une intervention sans le dire », replace Boris Chevrot.

Aides à domicile, psychologues, agents d’accueil, gendarmes, médiateurs, infirmiers… L’accompagnement individualisé exige parfois une grande adaptabilité des professionnels sociaux à la seule fin de (re)créer un lien avec certains publics. De ce fait, le recrutement de compétences supplémentaires, telles que celles des médiateurs intervenant dans l’espace rural, représente donc une aubaine, notamment pour compenser les effets de la dématérialisation des procédures. « Face au “tout-numérique”, il s’avère important qu’il y ait des personnes capables de prendre le relais. Ce qui fait intervenir de plus en plus de monde dans les parcours, avec le risque que de nouveaux problèmes de coordination et de partage d’informations apparaissent pour les travailleurs sociaux, dissèque Clara Deville. Il y a sans doute des solutions plus souples à envisager, à commencer par rendre les lieux institutionnels plus accueillants, même si l’idéal serait d’automatiser l’accès au droit commun. »

Notes

(1) « Les chemins du droit. Dématérialisation du RSA et distance à l’Etat des classes populaires rurales » – Université de Picardie Jules-Verne, décembre 2019.

(2) Voir ASH n° 3100 du 01-03-19, p. 28.

(3) Le développement social local (DSL) est une démarche qui consiste à impulser une dynamique en associant tous les acteurs d’un territoire. Elle contribue au renouvellement des postures professionnelles et des modalités d’action dans le champ social avec les destinataires des politiques publiques et les groupes d’usagers.

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