Elle attend sur le pas de la porte, menue et coquette dans sa robe à carreaux. Alice(1), bientôt 12 ans, fait visiter son petit « chez elle », une chambre avec une salle de bains, qu’elle a rangées avec soin. Sur son bureau, ses trésors d’enfant : des petites boîtes à bijoux, un attrape-rêves pour chasser les cauchemars et, accrochés au mur, de nombreux dessins de chevaux et de danseuses. Quand elle est arrivée en 2020, un trousseau composé d’affaires de toilette l’attendait sur son lit, accompagné d’un petit mot de bienvenue. « Ce mot, je l’ai gardé longtemps, je l’ai jeté ce matin en faisant le ménage », glisse-t-elle. Alice est l’une des 280 jeunes filles accueillies à la Maison d’accueil Jean-Bru depuis son ouverture en 1996. Cet établissement unique en France, spécialisé dans l’accueil des adolescentes victimes d’inceste, a refusé 52 demandes d’admission en 2019 faute de places. Selon un récent sondage pour l’association Face à l’inceste, un Français sur dix aurait été soumis à des violences sexuelles durant son enfance, dont 80 % au sein de la sphère familiale. Parmi eux, 77 % sont des filles. Midi sonne et Alice lance en riant : « Mon ventre gargouille, je vais aller manger. » Elle attrape la clé suspendue à son cou, ferme sa porte peinte en violet et part en sautillant. « Pour les filles que nous recevons, qui ont subi des intrusions dans leur chambre, avoir la clé est important : elles se sentent davantage en sécurité », explique William Touzanne, directeur de la maison d’accueil.
L’ancienne demeure de la famille Bru, autrefois propriétaire des laboratoires UPSA, est située au cœur d’Agen (Lot-et-Garonne) et déroule ses centaines de mètres carrés sur trois niveaux, autour d’un jardin intérieur. De quoi permettre à cette maison d’enfants à caractère social (Mecs) de recevoir 25 jeunes filles, de 10 à 21 ans. Agées en moyenne de 15 ans et demi, elles restent environ trois ans dans la structure, avant d’être orientées vers une famille d’accueil, de retourner vivre chez leurs parents ou de voler de leurs propres ailes. Avec son parquet, ses escaliers en bois et ses terrasses couvertes, la maison conserve le charme de ces anciennes bâtisses qui ont une histoire. Mais pourquoi Nicole Bru, héritière et médecin, s’est-elle investie dans cette cause ? « Elle désirait venir en aide à l’enfance en difficulté. Une amie avocate l’a dirigée vers l’inceste qui ne bénéficiait alors d’aucun établissement spécialisé. Jusqu’en 1999, date à laquelle le conseil départemental a agréé la structure, elle a tout financé », indique Nathalie Mathieu, directrice de l’association Jean Bru et co-présidente avec Edouard Durand, juge des enfants au tribunal de Bobigny, de la commission sur l’inceste mise en place le 10 décembre dernier et chargée d’établir un état des lieux de la situation en France.
Les jeunes filles sont confiées à la Mecs par le juge des enfants. « Tous les cas d’inceste n’ont pas vocation à finir à la protection de l’enfance », insiste Nathalie Mathieu. Si la mère a joué son rôle protecteur, l’enfant reste auprès d’elle. Mais si elle a été dans le déni, n’a pas su l’entendre ou croire ses révélations, il est retiré à sa famille. « Cela le protège mais ne le soigne pas. Il a besoin d’une prise en charge spécialisée dans le psychotrauma », ajoute-t-elle. Aussi, dès 2000, l’association Jean Bru s’est dotée d’un conseil d’orientation scientifique et technique (Cost) composé de professionnels, d’universitaires, de psychologues et de psychiatres pour mener des travaux de recherche(2) et améliorer les pratiques institutionnelles.
« Toutes les jeunes filles ne doivent pas passer par l’ensemble des étapes, mais l’une des particularités de notre prise en charge consiste en une logique de parcours », souligne William Touzanne. A leur arrivée, elles sont logées à l’internat, dans des chambres individuelles. Prévu pour 12 mineures de 10 à 14 ans, c’est l’espace le plus protecteur de la trajectoire. « Nous voulons commencer, toutefois, à les rendre actrices de leur vie. Elles sont toutes scolarisées et ont des activités culturelles et sportives à l’extérieur », précise Marie-Anne Lousteau, adjointe de direction à la maison d’accueil. Chacune dispose aussi d’un espace psychothérapeutique ou de paroles hors de la maison. « Il y a quelques années, une socio-esthéticienne venait sur place, mais on a trouvé plus judicieux que ce soit les jeunes filles qui se rendent chez elle. C’est important que la maison reste un lieu de vie et pas de soins », commente le directeur.
Le plus souvent, les jeunes filles ont été violées dans leur chambre d’enfant et l’une des priorités est de les aider à reconstruire un espace d’intimité où elles se sentent en sécurité. Quand elles souhaitent inviter une copine dans leur chambre, l’éducateur s’assure qu’elles en ont vraiment envie et c’est lui qui donne ou pas l’autorisation. De même, les résidentes n’ont pas le droit de se prêter leurs vêtements. Une manière de leur rappeler qu’il s’agit de « leurs affaires, leur corps, leur intimité ». Quand une jeune fille se précipite dans les bras d’une éducatrice, cette dernière la tient à distance et lui fait remarquer que peut-être, elle n’a pas envie de l’embrasser, qu’elle doit lui demander la permission. Apprendre à dire « non » est une manière de retrouver son identité.
« Quand on arrive ici, c’est comme une double peine, c’est nous qui avons été agressées et c’est nous qui devons tout abandonner, quitter le domicile. Mais ça m’a apporté la sécurité d’être ici. Même si on n’en parlait jamais entre nous, je savais que j’étais avec des filles qui avaient vécu la même chose que moi. » Une communauté de destin dont se souvient Angélique, 33 ans, qui, après avoir été abusée par son beau-père entre 7 et 9 ans, a passé trois ans à la Maison Jean-Bru. Aujourd’hui, assistante de direction, mariée et mère de deux petites filles, elle a toujours refusé de se considérer comme une victime. « Nous effectuons un travail permanent de dévictimisation en les rendant responsables au quotidien dans tous les petits actes de la vie », insiste Marie-Anne Lousteau. Les jeunes filles font le ménage de leur chambre et s’occupent de leur linge.
En fonction de leur évolution, elles sont ensuite orientées vers un appartement semi-protégé où elles expérimentent une colocation à trois et préparent leurs repas. Espace de transition, ce dispositif à la particularité d’avoir à la fois une entrée dans la cour et une autre dans la rue : « Elles sont dans la même logique de protection qu’à l’internat, elles peuvent appeler la surveillante de nuit si elles en éprouvent le besoin mais on les incite à passer par la rue », précise Marie-Anne Lousteau. La priorité demeure le retour vers le milieu ordinaire. D’où l’appartement semi-autonome vers lequel elles sont ensuite dirigées. Situé au cœur du centre-ville d’Agen, il est composé de quatre chambres. Une surveillante de nuit est présente de 21 h à 8 h pour les mineures, pendant la journée le personnel éducatif intervient régulièrement. « Nous continuons le travail commencé sur le pôle protégé pour leur donner une autonomie professionnelle, fonctionnelle et affective », explique Elodie Robin, responsable du pôle diversifié spécialisé dans la préparation à la sortie.
Très rapidement, les professionnels se sont rendu compte que le lien avec la famille était très important. Un service dédié a donc été créé avec deux intervenants sociaux et une assistante sociale : le service « accueil lien famille » (Salf). Mais il est vite apparu que le référent qui épaule l’adolescente au quotidien ne pouvait pas être celui qui s’occupe des relations intrafamiliales. « Quand on accompagnait une fille dans sa famille, il arrivait qu’elle nous dise : “Mais de quel côté vous êtes ?” », rappelle Laurent Ducrocq, responsable du Salf. Il a été alors décidé que la jeune fille aurait deux référents. Cette spécificité à un coût : le prix à la journée à la Maison Jean-Bru (dont le budget annuel s’élève à 1,6 million d’euros pour une équipe de 23 équivalents temps plein) s’élève à 250 € quand il oscille pour les autres Mecs entre 180 € et 200 €. Mais la direction défend ce choix essentiel pour l’évolution des jeunes femmes.
Les professionnels du Salf travaillent sur ordonnance du juge pour enfants, qui les mandate pour des missions de visites médiatisées ou de rencontres avec la famille, en contact avec les éducateurs spécialisés des départements d’origine des jeunes filles. « Des évaluations sont effectuées sur la nécessité de maintenir ce lien et nous en rendons compte au juge », déclare Laurent Ducrocq. La plupart du temps, la relation est maintenue, parfois développée. « Le plus souvent, quand les jeunes filles arrivent, le lien est rompu, précise-t-il. On essaie de le recréer avec la partie bienveillante de la famille. » Ce travail est très axé sur les mères. L’abuseur est identifié, mais la mère ? Pourquoi n’a-t-elle pas vu ? Pourquoi n’a-t-elle pas protégé ? « Nous nous sommes aperçus que les mamans d’environ 80 % des filles que nous accueillons ont été abusées quand elles étaient jeunes », signale Laurent Ducrocq. Ces agressions sont souvent révélées pendant les rencontres, comme si la parole de l’enfant avait dénoué celle de la mère. L’occasion de travailler sur l’histoire familiale pour éviter qu’elle ne se reproduise, car bien souvent les grands-mères aussi avaient été violentées. « Etrangement, ajoute Jacques Argelès, administrateur de l’association, le fait d’avoir été soi-même victime d’inceste peut créer un effet anesthésiant. »
Des espaces ont été pensés pour accompagner l’équipe. Le pédopsychiatre et psychanalyste, Patrick Ayoun, membre du Cost, intervient une fois par mois, dans des séances de soutien-formation collectives. Les professionnels peuvent y prendre de la distance pour éviter d’être victimes d’un traumatisme par procuration et poursuivre leur formation lors d’analyses de situations vécues. D’autres réunions ont lieu avec les deux référents de la jeune fille et le surveillant de nuit pour évoquer sa situation. A chaque fois, un éducateur rédige un compte rendu accessible à tous qui sert de support de formation. Ces outils sont distincts des synthèses cliniques traditionnelles. « En termes de soin et d’accompagnement psychothérapeutique, nous pouvons utiliser les différentes techniques labélisées qui existent, de la psychanalyse jusqu’aux techniques comportementalistes, mais ici le cadre de pensée est très influencé par la psychanalyse du quotidien », assure William Touzanne.
D’anciennes résidentes étayent également le dispositif dans une démarche de pair-aidance. Angélique, présidente du conseil de la vie sociale, intervient auprès des jeunes filles : « On comprend mieux ce qu’elles ont vécu puisqu’on est passées par là et elles voient que l’on peut s’en sortir. » Christine, 29 ans – qui avec sa sœur a été abusée par leurs deux parents –, intervient également auprès des jeunes filles. « Nous les recevons dans des ateliers collectifs dans lesquels nous répondons à leurs questions. J’organise également des ateliers individuels où j’aide certaines jeunes filles à écrire. » Elle est parmi les six anciennes de la Maison Jean-Bru qui, en 2016, ont écrit un ouvrage collectif de témoignages intitulé Il est important de vous le dire après l’inceste (éd. Le Bord de l’eau).
(1) Les prénoms des jeunes filles ont été modifiés.
(2) Ressource documentaire consultable sur www.associationdocteursbru.org.