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Les travailleurs sociaux insuffisamment préparés pour aider les enfants

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Les premières grandes études sur l’inceste sont parues dans les années 2000. Pourtant, jusqu’à récemment, le silence n’a cessé de peser sur ce phénomène massif que les travailleurs sociaux connaissent bien pour le croiser au quotidien, mais face auquel ils sont encore désarmés.

« Quand je repense à certains enfants dont je m’occupais, je me dis que je ne saurai jamais. » Pendant onze ans, Anne-Solène Taillardat a exercé son métier d’éducatrice spécialisée en Mecs (maison d’enfants à caractère social) dans la Seine-Saint-Denis. Avec des enfants aux parcours difficiles, placés ensemble pour des maltraitances diverses qui produisent au quotidien des effets différents, parfois déroutants : « Je me rappelle un petit garçon qui avait des comportements sexualisés fréquents, ce qui le mettait en porte-à-faux par rapport au groupe. L’équipe doit avoir la capacité de comprendre, de le protéger des moqueries et de mener avec lui un travail pour cadrer, expliquer, accompagner. Mais pour cela il faut être formé aux violences sexuelles et à l’inceste, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ! » Une carence aberrante, mais pourtant bien réelle : alors qu’une personne sur dix déclare avoir été victime d’inceste pendant son enfance ou son adolescence, la formation initiale des travailleurs sociaux ne comporte aucun contenu clinique, pratique, sur le sujet. En particulier pour comprendre le psychotraumatisme et ses conséquences, repérer les signes, entendre quand un enfant utilise des paroles « imagées », des comportements, des jeux, et surtout savoir comment agir à partir de cette parole.

Bien que les lois de 2007 et de 2016 mentionnent une obligation de formation continue des professionnels sur les violences sexuelles, celle-ci dépend de la volonté des conseils départementaux et des directeurs d’institutions, et n’est donc appliquée que si ces derniers la considèrent prioritaire. « Ce manque abyssal de formation concerne également les professionnels de santé (y compris les pédopsychiatres et psychologues), les magistrats, les enseignants… tous ceux qui devraient réaliser ensemble, avec les travailleurs sociaux, le maillage nécessaire au repérage et à la prise en charge de ces enfants », gronde Hélène Romano, psychologue spécialisée dans la prise en charge des blessés psychiques. Alors, faute de formation initiale, certains comme Anne-Solène Taillardat, décident de se former à titre personnel : « C’est moi qui ai choisi le thème de ma formation. J’ai eu la chance aussi de tomber sur une équipe soudée dans laquelle on réfléchissait ensemble pour adapter le cadre, proposer un projet éducatif et relayer un collègue. Les enfants abusés sont dans une grande détresse, qui peut se manifester par une difficulté à gérer leurs émotions, des angoisses au moment du coucher, de l’énurésie, de l’encoprésie, des troubles divers. On ne peut pas être seul face à cela. »

Aggraver au lieu d’aider

Selon Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et Victimologie, le manque de connaissances des professionnels peut provoquer de nouvelles maltraitances : « De nombreux enfants victimes d’inceste sont en état de choc, de survie, et comme déconnectés émotionnellement. Un professionnel qui ignore ce qu’est le psychotraumatisme peut penser que l’enfant est indifférent à tout, “insupportable” alors qu’il est dans une très grande souffrance, et ainsi aggraver son cas, voire devenir maltraitant en ne répondant pas à ses besoins. » Une situation particulièrement dommageable quand les enfants sont confiés à des assistants familiaux, souvent non formés et isolés : « L’abandon des familles d’accueil, sans outils pour gérer les situations les plus difficiles, est inacceptable », ajoute la psychiatre.

En institution, les professionnels décident parfois de prendre les choses en main. A l’instar de Patricia Pugliese, cheffe de service de l’unité des 6-14 ans du centre départemental de l’enfance et de la famille (CDEF), à Avrillé (Maine-et-Loire), lorsqu’elle s’est aperçue il y a trois ans que les informations préoccupantes (IP) transmises par son équipe restaient lettre morte : « Il est essentiel d’apprendre à rédiger une IP mot par mot, pour que les faits et la parole de l’enfant soient au cœur du rapport, et que celui-ci ne soit pas rejeté pour “observation interprétative” ou “question ayant influencé l’enfant”. Et cela n’est pas enseigné à l’école. » Elle a alors présenté à sa direction les besoins de ses collaborateurs et rédigé le cahier des charges de leur formation : « Elle s’est déroulée en plusieurs temps. D’abord, une conférence interinstitutionnelle sur le psychotraumatisme d’un point de vue clinique et neurologique. Puis, en interne, la présentation de cas pour apprendre à repérer les symptômes, à savoir écouter l’enfant et échanger avec lui et sa famille. Et aussi un atelier sur la rédaction des IP. »

« Meurtre » de la confiance

Une formation primordiale, mais qui demeure insuffisante : « La mission de l’institution en protection de l’enfance est violente, complète Patricia Pugliese. Si cette dureté n’est pas intégrée dans le système, grâce à des espaces de régulation, pour gérer l’émotion, éviter l’isolement et réfléchir ensemble, forcément l’institution sera fragile. » Ainsi, dès l’arrivée d’un enfant, le travail des professionnels du CDEF du Maine-et-Loire est dirigé par un conseil d’observation, d’accueil et d’orientation qui regroupe l’ensemble des partenaires (prescripteur, services de pédopsychiatrie, assistante sociale, etc.). L’objectif ? Effectuer une lecture commune de la situation et formuler des hypothèses de travail pour protéger l’enfant. La prise en charge est rythmée par des réunions internes hebdomadaires, des séances de supervision par un psychologue extérieur toutes les six semaines ainsi qu’une cellule de débriefing d’urgence en cas d’événement grave.

Un autre élément fondamental pour les travailleurs sociaux est de pouvoir s’appuyer sur un réseau de spécialistes de la question, afin de proposer aux enfants concernés des soins adaptés et efficaces. Mais, là encore, l’accès reste problématique et les médecins et psychologues spécialisés, trop peu nombreux. Seules 23 % des victimes de viol bénéficient d’une prise en charge médico-psychologique spécialisée, en moyenne au bout de dix ans(1). « La psychiatrie spécialisée dans les traumatismes est partout déficiente. Chaque enfant devrait pouvoir bénéficier d’un suivi pluridisciplinaire adéquat accessible et gratuit », explique Muriel Salmona. Pour rappel, seuls dix centres de psychotraumatisme ont été créés ces dernières années et cinq autres spécifiquement dédiés aux enfants victimes verront le jour prochainement. « Mais ils ont été vidés de leur contenu, déplore la psychiatre. Au lieu de permettre un maillage réel, une prise en charge holistique (médicale, psychologique, sociale et juridique) avec des professionnels formés qui travailleront en réseau et participeront à des actions de recherche, le projet se rapproche plutôt d’un programme universitaire autour de la pédiatrie. »

Toutefois, si la majeure partie des mineurs sont suivis par des services de protection de l’enfance classiques, quelques rares îlots de prise en charge spécifique existent, que les professionnels alentour connaissent et peuvent solliciter. L’unique foyer de jeunes filles en France est la Maison d’accueil Jean-Bru, à Agen (voir notre reportage page 12) et cinq services d’AEMO (action éducative en milieu ouvert) proposent un « accompagnement éducatif spécialisé »(2). Leur mission : prendre en charge, à la demande du juge, des enfants victimes d’inceste pour les soutenir pendant le temps de la procédure judiciaire. L’intervention est différenciée : un professionnel accompagne l’enfant et un autre les parents non auteurs des violences, afin de protéger les espaces de chacun. En ce qui concerne l’enfant, Rocio Vansteene-Gallardo, éducatrice à l’Agep (Association girondine d’éducation spécialisée et de prévention sociale) de Bordeaux, explique : « Il comprend vite que, si fragile soit cette parole, on va la soutenir, la porter avec lui, de façon qu’il se sente assuré petit à petit de ce qu’il dit, qu’il devienne “sujet” et conscient qu’il y a des adultes sur lesquels il peut s’appuyer. On parle aussi de son avenir, de ses jeux, de ses activités. L’inceste est un meurtre de la confiance. Pour se reconstruire soi-même, il faut pouvoir reconstruire cette confiance avec un autre adulte. Alors, même si la justice pénale n’aboutit pas dans les trois quarts des cas, l’enfant pourra sortir de la sidération et refermer le volet un jour. »

Les professionnels de l’Agep font rayonner leur expertise dans toute la Gironde par le biais de journées d’information et d’ateliers de soutien technique. « Le plus important est de comprendre qu’on ne peut pas porter seul ces situations, assure l’éducatrice. On doit accepter de partager, de s’entourer de tiers collègues pour avoir un regard extérieur. Tout professionnel peut être aidant, à condition de s’aider lui-même et d’accepter de ne pas tout maîtriser. » Malgré l’urgence, la généralisation de cette formation pour les professionnels de la protection de l’enfance et l’ensemble des personnes en contact avec les enfants abusés (médecins, psychologues, enseignants, etc.) reste floue. Adrien Taquet, secrétaire d’Etat chargé de l’enfance et des familles, l’évoquait sur le site des ASH(3), le 26 février dernier : « Il faut que ces sujets soient inclus dans la formation initiale. Nous l’avons mis à l’ordre du jour. » Reste à savoir quand.

Notes

(1) Enquêtes IVSEA de 2015 et MTV-Ipsos de 2019.

(2) L’Agep de Bordeaux, l’ADSEA du Puy-de-Dôme et de Carcassonne, Accent Jeunes SAS à Aurillac, et La Sauvegarde du Val-d’Oise à Argenteuil.

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