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La vulnérabilité, un argument de domination

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L’accompagnement doit prendre en compte les vulnérabilités mais aussi les forces des personnes. Et ce n’est pas là le moindre paradoxe de ce travail social. Une tension renforcée par la pandémie, qui rebat largement les cartes des forces et faiblesses des uns et des autres, selon l’auteur, qui partage son expérience vécue au sein d’un service d’accompagnement à la vie sociale.

« Atteint par la covid-19, c’est au milieu de ma période d’isolement de dix jours que j’écris ces lignes. Cette pandémie nous confronte aux paradoxes de l’espèce humaine : alors qu’homo sapiens a conquis les moindres recoins de la planète, que les progrès de la technologie, de la science et en particulier de la médecine lui ont donné le sentiment d’une maîtrise toujours croissante de son environnement et de son destin, voilà qu’un virus incontrôlable l’ébranle, le contraint à s’enfermer chez lui, limite sa mobilité, paralyse l’économie. Avec la crise écologique, d’autres menaces importantes s’esquissent. Homo sapiens est amené à reprendre conscience de sa vulnérabilité. Force et fragilité, tel est le lot de l’humanité.

Je suis éducateur spécialisé. Depuis 2000, j’exerce mon métier dans un service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) de Grenoble. Cette structure en milieu ouvert accueille des adultes en situation de handicap intellectuel, psychique ou physique. Les situations sont diverses. Nous nous attachons à mettre en valeur les personnes dans leur singularité, au-delà de leur handicap.

Dans les années 1980, l’ancêtre du SAVS de Grenoble (le service d’accompagnement Isère Est) fut, avec son homologue (le service d’accompagnement Isère Ouest), le premier en France à prendre cette dénomination de “service d’accompagnement”. Dès les années 1960, son directeur, Robert Ferrus, a initié une dynamique d’insertion professionnelle des personnes handicapées mentales en milieu ordinaire, via le service de suite d’un centre d’aide par le travail (CAT). A une époque où la personne handicapée mentale était considérée comme un grand enfant, la philosophie de l’accompagnement visait à réduire considérablement la dimension asymétrique de la relation d’aide. Accompagner consiste à être aux côtés de la personne dans les différentes circonstances de sa vie. « La relation d’accompagnement est en fait une relation complexe, car il y a bien un aspect de parité, de symétrie et de réciprocité. »(1) Cela induit que l’accompagant s’appuie sur les compétences et les ressources de la personne, dans une approche de type « pouvoir d’agir ».

Pendant l’été 2019, était mis en place dans mon service un temps de réflexion clinique avec une nouvelle psychologue. A cette occasion, l’un de nos collègues a évoqué la situation d’un homme accompagné depuis plusieurs années. Il décrivait son manque de confiance en soi et les difficultés qu’il avait rencontrées pendant les premières années de son suivi. Puis tout le chemin parcouru, qui lui permettait maintenant d’envisager de mener sa vie sans l’étayage du service, confiant dans ses capacités et ressources. A la fin de cet échange d’équipe très enrichissant, nous avions conclu que les personnes que nous accompagnons sont, tout comme nous-mêmes, à la fois fortes et fragiles.

Vulnérables, vraiment ?

Début 2020, l’irruption du virus, les mesures sanitaires et le confinement nous ont conduits à reconsidérer nos modalités d’accompagnement. La question de la vulnérabilité des personnes se posait. Mais à quoi faisait-on référence ? Suivant les critères de vulnérabilité liés à la Covid-19 (les sujets contaminés risquant de développer une forme grave d’infection), nous avions pu déterminer facilement la liste des individus concernés : antécédents cardiovasculaires, pathologie respiratoire chronique, diabète, âge, obésité, maladie chronique, etc. Parmi les 15 personnes dont je m’occupais alors, une minorité d’entre elles relevait de ces critères, et c’était certainement aussi le cas à l’échelle du service. Toutefois, aux yeux de certains collègues, toutes les personnes que nous accompagnons seraient par essence vulnérables. Mais alors de quelle vulnérabilité parle-t-on ? D’une vulnérabilité psychique ?

Effectivement, certaines personnes suivies par notre service ont décompensé durant cette période si particulière. Mais c’est loin d’être le cas de toutes. D’autres ont montré des ressources étonnantes pour faire face à la situation. Parmi les individus présentant un handicap psychique que je suis, quasiment aucun n’a vu sa situation se détériorer, y compris ceux qui avaient été hospitalisés en psychiatrie les années précédentes. Nous avons toutefois porté une attention particulière à ceux chez qui une fragilité avait été repérée.

Les deux dérives extrêmes de l’accompagnement

A trop regarder comme vulnérable la personne accompagnée, on court le risque de justifier l’accentuation de notre pouvoir de décision dans la relation d’aide, et de lui prescrire ce qu’on pense être bon pour elle. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Si l’on extrapole, la vulnérabilité a été – et est encore – un des arguments de la domination de la moitié de l’humanité maintenue longtemps dans un statut de mineur à vie : ne disait-on pas jadis de la femme qu’elle était un être faible et fragile ?

A l’inverse, dans un pôle opposé de l’accompagnement peut se nicher une autre dérive, « qui est peut-être la dérive paradoxale extrème : c’est considérer que l’individu a tous les moyens de décider de lui-même et le renvoyer à une autonomie et une responsabilité, qui peut être perçue trop lourde pour lui. »(2)

Dès mes premières années d’exercice en service d’accompagnement à la vie sociale, j’ai pris conscience, au travers des discussions d’équipe, de ces deux postures diamétralement opposées. Cela m’a conduit à considérer que l’accompagnement comportait une dimension paradoxale, irréductible, qu’il fallait naviguer entre différents pôles, en prenant en compte à la fois les forces et les fragilités des personnes accompagnées. Et surtout ne jamais oublier que nous-même (les supposés non-handicapés), nous avons aussi nos points de fragilité, susceptibles de nous faire basculer dans les difficultés (la maladie qui frappe soudainement, la dépression qui nous inhibe, un de nos proches jusqu’alors intégré et sans problème particulier qui se retrouve à l’hôpital psychiatrique, etc). La lecture de l’ouvrage de Michel Autès, Les Paradoxes du travail social, m’a confirmé que le travail social dans son ensemble était traversé par des tensions.(3)

Le virus nous confronte également à de multiples paradoxes, notamment celui d’être potentiellement sa victime et en même temps son propagateur. Et avec l’isolement social, le remède ne risque-t-il pas d’être pire que le mal ? Les choix à faire peuvent être parfois cornélliens. Le Sars-Cov-2 se transmet principalement par les liquides du corps, en premier lieu la salive et les gouttelettes respiratoires. Cela m’a renvoyé à un sujet que j’ai étudié : les représentations sociales de la folie. La psychologue sociale Denise Jodelet y a consacré une étude très fouillée (4). Elle s’est intéressée aux représentations de familles d’accueil (les « nourricières ») hébergeant des patients de l’hôpital psychiatrique d’Ainay-le-Château (Allier). Il s’agit là d’une expérience novatrice de sortie des « fous » de l’enfermement. Denise Jodelet découvrit que, malgré tout, des attitudes de mise à l’écart des malades subsistaient dans l’ensemble des familles, et notamment via le partage des eaux. Cela prenait la forme de mesures protectrices contre les liquides du corps : laver le linge des patients à part en raison de la transpiration, susceptible de transmettre la maladie ; faire leur vaisselle à part, la salive étant jugée encore plus dangereuse que la transpiration. Ces attitudes rejoignaient des croyances populaires anciennes concernant la dangerosité des liquides du corps.

Des recherches ultérieures sur le même thème ont montré une diversité et une évolutivité des représentations du handicap psychique, et ce champ de recherche reste ouvert. J’ai tendance à penser que, chez un même soignant ou accompagnateur, diverses représentations, parfois divergentes, peuvent coexister. Il faut en avoir conscience, ainsi que de la possibilité d’un impact de la pandémie sur les représentations sociales du grand public.

Une petite anecdote pour finir. Un jour, j’ai interrogé un monsieur accompagné. Un schizophrène stabilisé. Je m’inquiétais de savoir s’il avait une pathologie médicale susceptible de le classer dans les personnes à risque. Il m’a répondu par la négative et a ajouté : « Je suis schizophrène, mais ça n’est pas contagieux ! » »

Notes

(1) M.-O. Bruneau, in L’accompagnement social. Histoire d’un mouvement, concepts et pratiques, p. 80 – Mouvement pour l’accompagnement et l’insertion sociale (Mais) – Ed. Presses de l’EHESP, 2010.

(2) Conférence d’André Chauvet sur l’art d’accompagner, dans le cadre de la journée d’étude 2020-2021 du Cnam-Inetop « Accompagnement versus médiation, postures en question ».

(3) Les paradoxes du travail social, de Michel Autès – Ed. Dunod, 2013.

(4) Folies et représentations sociales, de Denise Jodelet – Ed. PUF, 1989.

Contact : lionel.fraisse@laposte.net

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