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Des patients sous le feu des projecteurs

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A Orléans, l’association Scène ouverte rassemble patients souffrant de troubles psychiques et autres amateurs de théâtre. La compagnie présente ce printemps sa quatrième comédie musicale. Une création exigeante, entièrement inventée par cette troupe hors norme.

« Aujourd’hui on revoit l’entrée, les tableaux 1 et 2 et la dernière partie du 3 », énonce Michel Lefèvre, le metteur en scène de la comédie musicale Monopol.com, dernière création de Scène ouverte. L’association orléanaise, qui dispose d’une convention avec l’établissement public de santé mentale Daumezon, bénéficie aussi d’un partenariat avec le théâtre d’Orléans, qui met à sa disposition chaque semaine une salle de répétition. C’est donc dans une vaste pièce noire éclairée par des spots que la troupe se positionne en cercle pour échauffer voix et corps. « Ils peuvent empêcher les fleurs de pousser, mais ils n’empêcheront jamais le printemps d’arriver ! », s’accordent-ils joyeusement. Ce jour-là, la moitié de la troupe, soit une quinzaine de personnes, est présente : Daniel, Annie, Arthur, Ginette et Pascal s’activent sur le plateau. Ce spectacle, ils y travaillent depuis mai 2018, date à laquelle ils ont choisi de s’inspirer du jeu Monopoly pour dénoncer les cases dans lesquelles la société range les individus, les trimballant « comme des pions ».

La pièce, pleine d’humour, s’attaque à des problématiques concrètes : les écarts de richesse, la perte d’emploi, les difficultés administratives ou encore le regard porté sur la psychiatrie. « Nous voulons faire en sorte que le grand public, les citoyens, perçoivent différemment les maladies mentales. La psychiatrie effraie parce qu’elle nous renvoie à nos propres peurs, à notre face cachée, à nos délires », explique Jean-Marie Martin, administrateur et secrétaire de Scène ouverte. Cadre de santé en psychiatrie pendant trente-cinq ans, ce passionné de théâtre est l’un des fondateurs du projet, initié en 2006 par plusieurs professionnels du centre thérapeutique Maurice Pariente, à Orléans. « Ma crainte était d’être condescendant. En fait, pas du tout ! A chaque représentation, ça marche. Nous avons plusieurs fois réuni 2 000 spectateurs. C’est énorme ! », se réjouit-il.

Dans la peau d’un autre

Après quinze années d’existence, Scène ouverte s’est niché dans le paysage culturel orléanais et conquis nombre de participants. Si certains comédiens sont des patients suivis pour des troubles psychiques, d’autres ne sont jamais passés par là. C’est bien la richesse de cette troupe : le partage du parcours de chacun permet à la magie du jeu d’opérer. « On reprend phrase par phrase, cela doit être très précis », insiste Michel Lefèvre. Vous entrez en scène naturellement, mais quand vous mettez votre manteau, il faut être heureux, car c’est votre rôle que vous enfilez à ce moment-là. » Tous l’écoutent religieusement, jouent l’entrée une fois, deux fois. « Encore, on recommence », râle Daniel de sa voix tonitruante. « Ginette, toi tu arrives déterminée, même si tu vas essuyer plein d’échecs dans la pièce, tu es prête à les affronter », expose le metteur en scène.

Ginette a 63 ans. Sur scène, elle semble n’avoir aucun trou de mémoire et souffle même leur texte à ses camarades. Après une vie jalonnée de deuils, elle entend parler pour la première fois de Scène ouverte en 2017 : « Ce qui m’a plu, c’est l’écriture du texte, la recherche. Et surtout, ça travaille la mémoire et ça me rend plus sûre de moi », confie la comédienne, qui avoue avoir du mal à aller vers les autres. « Mais là, ça me libère ! Le message qu’on veut lancer, c’est qu’ensemble on est plus forts », ajoute-t-elle.

Sur le devant du plateau, Pascal s’avance. Muni d’un chapeau, il fume un énorme cigare Cohiba factice pour camper un homme d’affaires venant de boucler « un deal sur le green ». Un rôle bien éloigné de la vie de cet administratif de 55 ans en recherche d’emploi, mais qu’il incarne pourtant avec grand naturel. C’est en 2010, lors de son hospitalisation pour dépression, que Pascal découvre l’association : « J’étais au fond du trou. Je ne pouvais pas travailler, ni sortir. Scène ouverte m’a considérablement aidé pour ne pas dire sauvé. Les répétitions m’ont imposé un cadre, une régularité, une performance. » Auparavant, il avait bien essayé de jouer dans une troupe classique mais il n’avait pas accroché. Scène ouverte a beau être une troupe amateure, elle est reconnue. « Se produire dans de grandes salles et les remplir, c’est une fierté ! C’est effrayant de jouer devant un public, mais c’est un challenge. C’est structurant », assure celui qui a participé à toutes les comédies musicales depuis la création de l’association.

« Je galope de case en case, telle est ma condition. C’est trop bon d’être un pion », scandent à tue-tête les comédiens en se déplaçant d’une case imaginaire à l’autre. « On est partis du regard négatif que porte souvent la société sur la psychiatrie. Ici, on veut être positifs. Sur scène, on ne fait plus de différence entre les soignants, ceux qui sont passés par des chambres d’isolement et les autres. Tout le monde peut montrer sa richesse », affirme Magali Normand, membre fondatrice de l’association et ancienne assistante sociale dans un centre de réhabilitation psychosociale. Tout juste sortis de leur Esat (établissement et service d’aide par le travail), Erwan et Nicolas entrent en scène. Parfois, les mots butent, les répliques s’évaporent. « L’apprentissage, c’est très dur, ça demande beaucoup de temps et de travail », concède Nicolas. A 36 ans, il fait partie de la troupe depuis sept ans et apprécie surtout l’engagement des textes : « Tous les mots sont forts, mais il y a des moments où je bégaie et ça m’énerve », lâche-t-il.

Patients et soignants d’une même voix

Tableau 1. Jean-Luc a perdu le fil. « Si le texte ne vient pas tout de suite, va moins vite, reste en suspens », guide le metteur en scène. Ce retraité de 60 ans arbore un sourire malicieux. Il aime « imaginer des histoires ». « Tout ce qui est création, un peu orignal, ça me plaît. Mais j’évite de penser que je suis coincé dans une case. Je suis un esprit libre ! Sur scène, je suis vraiment heureux », confie-t-il.

« On refait ! », annonce le metteur en scène. « Ça demande beaucoup d’efforts pour les personnes qui n’ont pas de repères dans le temps et dans l’espace et une grande rigueur. Ce n’est pas une kermesse de fin d’année mais un spectacle de qualité. Ici, on ne fait pas du social. Il y a un vrai engagement. On veut montrer que les personnes en situation de handicap ne sont pas seulement là pour recevoir de la société, mais aussi pour donner. Donc on a forcément une exigence », analyse Magali Normand. « La société est intolérante aux troubles psychiatriques, mais on se demande rarement si ce n’est pas elle qui rend fou », glisse Jean-Marie Martin. L’association s’inspire des enseignements de la psychothérapie institutionnelle et amène à penser la folie différemment : il n’y a plus ce clivage très discriminant entre les « fous » et les « normaux ». « Scène ouverte est une sorte de laboratoire psychosocial où on se dit que malgré nos différences, nous pouvons veiller les uns sur les autres. »

Liens artistiques et humains

Entièrement imaginé par les membres de la troupe, le texte se veut le reflet de leurs situations, comme lorsque Daniel mendie et se voit répondre par un passant : « Avez-vous le sans-contact ? » « C’est une pièce humoristique. On a choisi de la mettre en musique parce que c’est plus jovial et plus facile d’être dans la transmission », déclare Magali Normand. Car il faut composer avec des pathologies pouvant compliquer la donne. « Certains se sentent parfois menacés, attaqués. Mais le groupe est toujours là en soutien », précise-t-elle encore. Une implication dans la durée est aussi nécessaire : trois ans pour la phase de création et une présence requise aux représentations. « En septembre, j’ai dû battre le rappel car nous avons eu des désistements, explique Jean-Marie Martin. Disposer d’une vraie salle de théâtre pour répéter est très important, poursuit-il. Cela permet de réaliser quelque chose à l’extérieur de la résidence de soins. Puisqu’on dit à nos patients de se réinsérer, il faut qu’on les aide à aller à l’extérieur et qu’on les accompagne. »

Comme tous les artistes, ceux de Scène ouverte ont dû s’adapter à la Covid-19. Port du masque obligatoire, répétition dans des jardins. Mais le lien n’a pas été rompu. « Pendant le premier confinement, on était en relation par téléphone, et on a senti des gens craquer : grosses crises, éclats maniaques, etc. On a joué notre rôle de réseau, de vigilance et on est restés en contact étroit », assure l’administrateur. Scène ouverte. C’est aussi des petites choses qui font beaucoup : les membres de la troupe vont voir des spectacles ensemble, organisent du covoiturage ou des pique-niques.

Au fil des ans et des saisons, des comédiens se sont transformés. La confiance acquise à la scène leur a servi à la ville. Certains ont retrouvé un emploi, d’autres se sont lancés dans de nouveaux projets. La confiance en soi transforme. « Le fait de chanter permet de lâcher quelque chose. Certaines voix et personnalités se révèlent », constate Michel Lefèvre, le metteur en scène de Monopol.com. Coresponsable artistique de la compagnie Offshore d’Olivet, il entré dans l’aventure en février 2020. Ce professionnel ne relève pas de différence majeure entre l’accompagnement d’une troupe « ordinaire » et celui de Scène ouverte. Au contraire, il apprécie la richesse de ses personnalités : « La qualité de cet ensemble, c’est son énergie, son désir et une belle recherche de cohérence, même si elle n’est pas toujours facile à atteindre. C’est un groupe qui est dans une fabuleuse écoute », relève-t-il.

Sur scène, Caroline incarne une femme riche et hautaine. Dans la vraie vie, elle est éducatrice au centre thérapeutique Maurice Pariente où elle œuvre au processus de réhabilitation psychosociale des patients stabilisés. Présente ici en tant que comédienne, elle souligne l’intérêt de la compagnie : « Elle met en synergie des personnes qui ont des parcours de vie différents. Certains souffrent de troubles psychiques, d’autres aiment juste partager des moments de co-construction. C’est une belle aventure humaine, et c’est ça qui m’a plu. A l’association, chacun prend la place qu’il peut. » Participante depuis cinq ans, elle note la volonté retranscrite dans les textes de l’engagement : nommer les choses et parier sur le vivre-ensemble. « Au début, Scène ouverte était très axée sur la psychiatrie, mais les questionnements se sont élargis. La troupe porte désormais un regard sur la société et sur les inégalités sociales. Ce public est victime de la précarité. Il a des conditions d’accès au logement ou à l’emploi plus difficiles que la majorité des gens. Cela va bien au-delà de la pathologie. Scène ouverte est un lieu ressource dont les membres sont considérés comme des personnes à part entière », insiste l’éducatrice spécialisée.

L’une des figures incontournables de cette comédie musicale, c’est Arthur. Le grand jeune homme blond rythme les différentes scènes en jouant de la guitare. A 30 ans, il habite dans un foyer d’hébergement et a débarqué dans l’association il y a un an. « Ils venaient de commencer les répétitions » précise-t-il, ravi d’avoir « réussi à s’intégrer sans problème au sein de la troupe ». Une expérience particulièrement enrichissante : « J’ai changé de vision sur mon handicap psychique. Ici, je suis artiste. Quand je joue de la guitare, je suis heureux, je m’éclate. J’oublie tout ce qui ne va pas et me concentre sur la musique », confie le jeune homme, qui avoue avoir un peu le trac à l’approche de la première. Car c’est une autre prouesse de Scène ouverte : la compagnie va réussir à se produire ce printemps dans de vraies salles mais avec des jauges réduites. « Une victoire digne des plus grands comédiens ! », s’exclame leur metteur en scène.

Reportage

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