« De nombreuses personnes ont actuellement besoin d’aide car elles ne gèrent plus leur consommation. Les effets des confinements successifs sont avérés », affirme Nathalie Latour, déléguée générale de la Fédération Addiction. Les professionnels craignaient une explosion des consommations lors du premier confinement. En réalité, c’est seulement depuis trois mois que les files actives des associations augmentent considérablement.
Télétravailleurs, demandeurs d’emploi, étudiants, adolescents, etc., les profils des usagers des centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) et des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) sont nombreux. Les chiffres ne sont pas encore disponibles pour l’an dernier, mais en 2019, en France, 9 millions d’usagers buvaient régulièrement de l’alcool, 13 millions fumaient du tabac et 1,5 million du cannabis, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).
Outre l’accroissement du nombre de personnes concernées, la crise sanitaire liée à la Covid-19 renforce aussi une fragilité inhérente aux problématiques addictives. Alcool, tabac, cannabis, cocaïne, jeux en ligne, etc. Sur le plan social, les pratiques et les consommations coûtent cher et, sur le plan judiciaire, l’achat et l’usage de certaines substances exposent leurs consommateurs. En matière d’exclusion, la période est complexe, en particulier pour les publics précaires. En effet, sortir de chez soi, s’obliger à se rendre à des rendez-vous ou avoir des loisirs aide les personnes concernées à mettre la consommation à distance. A l’inverse, celle-ci tend à augmenter quand on reste chez soi.
« Les addictions fragilisent le budget, mais c’est aussi ce qui fait tenir moralement en temps de crise. Il est difficile pour un consommateur de se projeter, la crise décuple donc ce phénomène. Je note de plus en plus de démarches pour obtenir des aides avec des dossiers de surendettement liés par exemple à des problèmes relatifs au logement ou à la perte d’un emploi », explique Haoua Touahri, accompagnatrice sociale pour l’association Addictions France à Evreux (Eure).
En parallèle, de nombreux usagers en grande précarité se fournissant habituellement dans la rue ont sollicité les structures spécialisées durant les confinements. Ainsi des liens avec des personnes en errance et jusque-là « invisibles » ont-ils pu s’établir au sein des centres dits « de desserrement », ouverts pour protéger des sans-abri atteints de la Covid-19. « Il s’agit pour nous d’opportunités. Nous sommes très attentifs à ne pas perdre le lien pour leur apporter un panel de réponses », indique Nathalie Latour.
Car la prise en charge d’un public dépendant d’une ou de plusieurs consommations ne prend pas appui sur un modèle unique. Les profils des usagers sont multiples et leur degré d’usage différent. La réponse proposée est globale. Elle tient compte des difficultés avec l’addiction, de la vie personnelle et professionnelle. Si l’abstinence était auparavant la condition sine qua non pour avancer, depuis une dizaine d’années, le travail n’est pas uniquement focalisé sur l’usage du produit.
« Avant, il fallait gérer le problème de substance pour pouvoir accéder à l’autonomie. On excluait au lieu d’insérer. Aujourd’hui, l’emploi et l’hébergement deviennent aussi des leviers », indique la déléguée générale. Pour rendre possible un accompagnement en ambulatoire avec la réalité de la vie quotidienne, les structures proposent désormais un accompagnement pluridisciplinaire autour de l’usager. En addictologie, les équipes regroupent des travailleurs sociaux, des animateurs, des infirmiers, des médecins, des psychiatres et psychologues ou encore des pairs-aidants. Leur capacité à structurer un projet social, sanitaire ou familial autour de la personne s’avère fondamentale car le cumul des problématiques mène vers la précarité. L’enjeu consiste à équilibrer les pratiques afin qu’un champ d’action ne prenne pas le dessus sur un autre. « Lorsqu’une personne rencontre des problèmes psychiatriques et consomme des substances, il faut traiter simultanément les deux problématiques. Elles apparaissent souvent liées. On consomme pour alléger une souffrance mentale, et cela aggrave le problème de santé mentale », rapporte Nathalie Latour. La surspécialisation fractionne donc le problème de soins là où elle devrait le fluidifier. Chaque professionnel ne peut s’arrêter à ce qu’il envisage, seul, pour l’usager. La prise en compte de ce que la personne souhaite et de ce qu’elle est capable de mobiliser est, elle aussi, essentielle.
Outre cet accompagnement soutenu, la prévention et la réduction des risques passent par la sensibilisation aux problématiques addictives, d’une part, des usagers et, d’autre part, des travailleurs sociaux partenaires tels que les agents des caisses d’allocations familiales (CAF), des missions locales, de l’Education nationale ou des structures d’hébergement d’urgence. Cela se concrétise par la désinstitutionnalisation des centres d’addictologie et par l’« aller vers », c’est-à-dire le déplacement dans les univers de vie des personnes concernées. En tenant par exemple des permanences dans les missions locales. Une occasion d’informer les usagers qu’il n’est pas question de leur demander d’arrêter de façon abrupte.
« Nous tâchons de sensibiliser les professionnels au repérage précoce des difficultés rencontrées auprès des publics qu’ils accompagnent et de faciliter le lien vers nos établissements », explique Mireille Carpentier, directrice régionale de l’association Addictions France en Normandie. De nombreux acteurs du social peuvent, en effet, se sentir démunis face à des conduites qu’ils méconnaissent – « même si la culture de l’addictologie se développe dans le champ social », note la directrice régionale, qui relève que la question est de moins en moins taboue. De nombreux professionnels parviennent désormais à énoncer ce qu’ils constatent et à y faire face, et ce, grâce à diverses actions. D’abord, les formations initiales qui abordent la question et, ensuite, le recours aux formations continues (voir encadré) qui leur sont dédiées. Ces dernières permettent en particulier de réfléchir à la façon dont la prévention et la réduction des risques peuvent s’implanter dans le cadre d’intervention. « Les personnes légitimes pour accompagner les addictions, notamment à l’alcool, sont bien les travailleurs sociaux. Ils en doutent souvent, alors qu’ils disposent de tous les outils pour rentrer en lien avec le public. La notion d’aide est au cœur de leur métier et la relation de confiance est essentielle pour aborder la question des addictions », indique Christophe Joncart, éducateur spécialisé et formateur du Csapa Cap 14 de l’association Addictions France, situé à Paris.
Le suivi d’un public irrégulier est complexe et s’inscrit dans un temps long : agir dans l’urgence risque de détourner de l’essentiel. De même, la disponibilité s’impose dès lors que la personne souhaite se confier. Ainsi, le travailleur social doit développer un fort sens de la psychologie. Comprendre que le déni n’est pas synonyme de mensonge, qu’il s’agit d’un mécanisme de protection et qu’un rendez-vous manqué ne dénote pas un manque de motivation aide beaucoup. Le travailleur social hérite d’une grande responsabilité car c’est lui qui oriente vers les centres spécialisés. La chasse aux idées préconçues reste primordiale. « C’est un combat permanent avec les partenaires. J’essaie régulièrement d’expliquer que ce public est capable. De nombreuses personnes ne cherchent plus l’accès à leurs droits de peur d’être jugées », témoigne Haoua Touahri.
L’« aller vers » tient aussi beaucoup à l’organisation de maraudes. « Nous intervenons sur des grandes scènes de consommation auprès d’un public en errance. Si l’on ne réalisait pas de maraudes, on ne verrait personne au centre », explique Thomas Papin, moniteur-éducateur pour un Caarud dédié à l’addiction au crack.
Chaque année, l’association Addictions France propose plusieurs centaines de sessions de formation dédiées aux professionnels confrontés aux conduites addictives. Parmi les axes principaux, le repérage et l’orientation, la réduction des risques et l’intervention auprès de ce public spécifique. Plus d’informations sur : bit.ly/38M2Nas.
Plusieurs établissements de formation, membres de l’Unaforis (Union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale), organisent aussi des cursus à l’intention des acteurs sociaux et médico-sociaux de l’ensemble du territoire. Pour en savoir plus : bit.ly/3cJSpRo.