D’abord, c’est la panique. Le virus est à nos portes, le virus est dans les murs, le virus nous touche et nous tue. Nous, les vulnérables et les « non-réanimables ». Nous, les vieux. Il faut agir, vite, il est déjà tard, trop tard pour certains, mais moins tard qu’on ne le pense pour d’autres. Ne pas sortir, ne pas se regrouper, ne pas se toucher. Protéger, isoler, confiner. Cadenasser. On accepte, on obéit, parce qu’il le faut, parce que c’est pour notre bien, parce qu’on veut vivre, tout simplement.
Georges dans son Ehpad, moi à la maison, si proches, si loin. Trop loin. Il y a des solutions, me dit-on, avec une tablette et une connexion, tout est possible. Mais Georges ne parle plus depuis longtemps et il ne me reconnaît pas sur l’écran. Il ne reste que le téléphone, mais c’est compliqué, les soignants sont débordés et j’ai toujours peur de déranger. On s’adapte, on essaie de garder le lien, le fil de la vie au bout du fil, le fil fragile de nos vies qui défilent. Je patiente. Demain tout ira mieux. Demain la vie reprendra. Demain…
Dans son Ehpad, Georges s’ennuie.
Et puis c’est l’éclaircie. Le fol espoir des jours meilleurs et les visites qui reprennent, doucement et très sûrement. Sur rendez-vous uniquement. Une demi-heure. Prise de température. Feuille à signer. Pas plus de deux personnes. Enfants interdits. Masque obligatoire. Gestes-barrières. Plexiglas. Pas d’échange d’objets ni de denrées.
Et toujours, la soignante cerbère, qui scrute, qui surveille, qui regarde sa montre, qui soupire, qui se rapproche, qui s’éloigne, qui revient, qui compte les gestes et les minutes. Surtout, surtout ne pas déborder du cadre, ne pas se toucher, ne pas respirer trop près… Georges est là, tout près, et pourtant si loin. Loin de mes mains, de ma voix. Si loin de moi. C’est pas une vie. Oui, mais qu’importe, il est en vie.
Et puis… la deuxième vague, la déferlante, et la panique encore. Les portes se referment, visites suspendues. On ouvre, on ferme, on confine, on déconfine, on reconfine, on autorise, on interdit. Et moi, perdue, éperdue, et lui, reclus et confus.
Je patiente. Demain tout ira mieux. Demain la vie reprendra. Demain…
Dans sa chambre, Georges dépérit.
Et aujourd’hui, il est là, devant moi. Disparus le plexiglas et les gestes-barrières, envolée la soignante cerbère, je peux rester, le regarder, le toucher, l’embrasser. Je peux caresser ses cheveux et lui parler tout près, si près, mon souffle sur sa joue et ma main sur la sienne.
Il est l’heure, me dit doucement le jeune homme, oui, il est l’heure, je sais, mais s’il vous plaît, juste une minute encore, laissez-moi le regarder, laissez-moi emporter ses yeux sa peau ses mains son sourire et son rire, et tous ses mots d’amour qu’il murmurait et criait, tout cet amour entre nous, l’amour qu’on s’est dit et l’amour qu’on a fait. Laissez-moi mon mari, laissez-le moi encore juste un peu juste une minute, laissez-moi pleurer l’homme que le temps m’a volé, laissez-moi contempler mon amour enfin retrouvé, il est si beau, si calme et si doux, mon Georges enfin apaisé. Juste une minute encore, laissez-moi rêver, laissez-moi espérer que demain tout ira mieux, demain la vie reprendra, demain…
Dans son sommeil, Georges est parti.