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“Les femmes sont les grandes oubliées des migrations”

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Qui sont les femmes qui traversent la Méditerranée pour rejoindre l’Europe ? Si leur parcours migratoire est de plus en plus souvent jonché de violences, elles sont loin de n’être que des victimes. La spécialiste des migrations voit en elles des résistantes portées par des dynamiques d’émancipation.
Pourquoi vous intéressez-vous particulièrement aux migrantes de la méditerranée ?

Je travaille sur les questions migratoires dans la région méditerranéenne depuis plus de vingt ans. Mon attention a été attirée par les femmes car elles sont souvent absentes des récits, invisibles. J’ai voulu restituer leur part dans les migrations pour en donner une image plus juste. Je me suis aussi demandé pourquoi on les voyait moins, alors qu’elles sont nombreuses à traverser la Méditerranée. Les raisons sont liées, en partie, à nos propres représentations des migrations. Nous en faisons encore et toujours un phénomène majoritairement masculin. Or, ça n’a jamais été le cas, comme le démontrent les travaux d’historiennes. Elles aussi ont été oubliées parce que l’histoire et les recherches sont très souvent écrites par des hommes. Féminiser notre regard peut nous aider à humaniser et à mieux comprendre la complexité des migrations.

Vous travaillez sur ce sujet depuis les années 1990. qu’est-ce qui a changé ?

Le nombre de migrants rapporté à la population mondiale n’a pas véritablement augmenté. En revanche, les conditions de la migration se sont durcies. Les trajectoires sont devenues de plus en plus difficiles, heurtées, longues. Les politiques européennes ont eu pour effet une vulnérabilisation des migrants. La situation des femmes s’est gravement dégradée. Les violences qu’elles subissent sur leur parcours ne cessent de grandir. Il y a une dizaine d’années, les agressions sexuelles étaient présentes ; aujourd’hui, elles sont omniprésentes. Toutes les migrantes que j’ai rencontrées ces derniers temps ont subi des violences sexuelles massives et répétées. Il n’y a pas de données chiffrées précises mais un faisceau de preuves indique que les femmes ont plus de risques que les hommes de succomber à la traversée. En raison des violences à leur égard, de leur place sur les bateaux (souvent elles sont en soute ou dans les endroits les moins confortables). Elles sont aussi moins nombreuses à savoir nager.

Quittent-elles leur pays pour les mêmes raisons que les hommes ?

Les trajectoires féminines sont très différentes les unes des autres mais il y a une force, une poussée d’autonomie qui frappent quand on recueille leurs témoignages. Nombre d’entre-elles fuient des violences de genre pouvant être liées à des mariages arrangés, à un statut de veuve, de divorcée ou de célibataire difficile à assumer dans leur pays d’origine, à la peur de subir des représailles dans les pays en conflit. On sait que le viol est une arme de guerre. Mais, paradoxalement, ce sont aussi des dynamiques d’émancipation qui poussentles femmes à partir. Beaucoup d’entre elles ont fait des études. Elles arrivent en Europe avec un bagage intellectuel, culturel, voire économique, important. Elles ne sont pas originaires de familles défavorisées. On a tendance à ne les voir que comme des victimes, des femmes soumises. Mais si certaines arrivent avec des enfants parce qu’elles sont tombées enceintes en cours de route, la majorité d’entre elles partent seules. Ce qui contredit parfois l’image qu’on a des femmes africaines et maghrébines. Elles ne sont pas seulement des survivantes, elles sont aussi des aventurières, des meneuses de leur trajectoire. Elles savent pourquoi elles sont parties et ont une vision très claire de leur projet.

Vous dites que la question n’est pas tant de passer la frontière que de survivre dans ses marges…

Ces femmes ont eu beau faire des milliers de kilomètres, traverser la mer, subir d’atroces épreuves, elles ne sont pas sauvées. Elles ne veulent pas rester en Europe du Sud, en Italie ou à Malte, où se situe mon enquête, mais sont freinées par le règlement de Dublin qui les oblige à rester sur place avec des temps d’attente interminables et douloureux. Dans les centres d’hébergement, une série de règles leurs sont imposées. Elles ont un périmètre de sortie limité car on a peur qu’elles ne se prostituent, leurs occupations et leurs fréquentations sont scrutées et régulées. On est beaucoup moins regardant avec les hommes. Les femmes sont aussi confrontées à des préjugés raciaux de la part des personnes chargées de leur accueil temporaire. Selon les stéréotypes, l’Africaine est indolente, facilement manipulable sur le plan sexuel, peu apte au ménage. Elles font l’objet d’une intense stigmatisation. Mais malgré ce qu’elles ont vécu, elles ne sont pas prêtes à tout accepter et n’aspirent qu’à une chose : repartir. Sauf que les femmes sont ballotées d’une structure à une autre. Dans certains centres gérés par le ministère de l’Intérieur, elles sont appelées par des matricules, c’est glaçant. D’ailleurs, elles parlent de « camps ». Les centres d’accueil sont des centres de tri dans lesquels l’attente est une stratégie d’assujettissement.

Que se passe-t-il quand elles ont des enfants ?

Les enfants ont un rôle pacificateur. Les murs des centres regorgent de photos de bébés nés en route ou en Europe. Leur venue au monde est souvent médiatisée via Internet ou une gazette locale. Des familles des environs peuvent être invitées à venir pour un baptême, une naissance ou juste une visite du dimanche. Ainsi mis en scène, femmes et enfants sont portés en symbole de la réussite du travail humanitaire et perçus comme moins agressifs vis-à -vis de la société d’accueil. Mais les discours autour du soin à l’enfant sont assez normatifs et teintés d’une forme de paternalisme. Les femmes doivent s’occuper de leurs enfants « à l’européenne ». Par exemple, il peut être mal compris qu’elles laissent leurs bébés dans les bras de tout le monde alors que, pour elles, cela fait partie de l’entraide, de l’aspect communautaire du centre lorsqu’il regroupe exclusivement des femmes. Il y a une ambivalence, comme si les personnels souhaitaient responsabiliser les mamans tout en les infantilisant.

Comment les intervenants sociaux se situent-ils dans cet environnement ?

La seule possibilité quand on arrive en Europe est de demander un titre de séjour pour obtenir l’asile. A partir de là, le regard que la société d’accueil porte sur les migrants tourne autour de la véracité ou pas de leur discours. Donc il y a une suspicion très forte. C’est pareil en France. Pourtant, il y a de telles indications maintenant sur ce que les femmes ont vécu qu’on n’a pas besoin de les interroger longuement. On sait que toutes celles passées par la Libye ont été violées. Sans exception. Pour autant, des jugements très durs existent sur le fait qu’elles soient parties, qu’elles aient laissé derrière elles leur famille, qu’elles savaient les violences sexuelles qui les attendaient. Comme si cela permettait à certains acteurs de justifier le traitement inhumain dont elles sont l’objet.

Directrice d’Études

à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Camille Schmoll est l’auteure de Les Damnées de la mer. Femmes et frontières de la Méditerranée (éd. La Découverte, 2020).

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