« Dans le milieu des travailleurs sociaux, on considère souvent la technologie avec condescendance, comme si elle était presque un antihumanisme, inférieure aux relations humaines en face-à-face », explique Yann Leroux, psychanalyste et formateur auprès des travailleurs sociaux. Et pourtant, comme la quasi-totalité des corps de métiers, le travail social est désormais totalement imprégné par le numérique. Mais comment ces nouveaux outils sont-ils acceptés et utilisés par les professionnels du secteur ? L’écran s’interpose-t-il réellement entre le travailleur social et le public qu’il accompagne ? Et son usage quasiment incontournable détériore-t-il la relation entre les deux parties ?
D’une part, les travailleurs sociaux évoluent dans un environnement de travail où les technologies prennent de plus en plus de place. Les logiciels professionnels (progiciels) et les équipements informatiques (smartphones et ordinateurs mobiles professionnels) sont devenus la norme. Les SMS et les réseaux sociaux constituent désormais des outils pour communiquer avec les usagers. D’autre part, dans le cadre de leur accompagnement social ou éducatif, les professionnels du secteur sont confrontés à des questions numériques qui viennent non pas de leur propre environnement mais de la situation des usagers. Le public qu’ils suivent peut rencontrer des envies, des demandes, des besoins ou des difficultés numériques que les travailleurs sociaux ont à prendre en charge dans le cadre de leur accompagnement, sans toujours savoir si cela entre dans leurs prérogatives. Ainsi émerge un véritable trouble dans la pratique du travail social.
Pour Joran Le Gall, président de l’Anas (Association nationale des assistants de service social) et assistant social dans un établissement médico-psychologique de Seine-Saint-Denis, un nombre grandissant de patients et d’usagers réclament aux professionnels qui les suivent une aide numérique pour effectuer leurs démarches administratives : « Notre travail quotidien change. Du fait de la difficulté d’accès et de lisibilité des plateformes de services publics comme celles des CAF [caisses d’allocations familiales], des préfectures, de la Cnav [Caisse nationale d’assurance vieillesse] ou de la sécurité sociale, collecter des éléments pour remplir un dossier administratif finit par remplacer nos fonctions initiales, qui consistent à établir des relations psychosociales avec des personnes en difficulté. On en vient à ne plus faire que cela. Chez les assistants sociaux, il y a un véritable sentiment de déqualification. Nous avons l’impression d’être relégués au rang de guichet d’accès aux droits. » Confrontés à ces nouvelles demandes de la part des usagers – 13 millions de Français (soit 20 % de la population) s’estiment en difficulté avec le numérique, selon une étude gouvernementale de 2018 –, les travailleurs sociaux ont parfois le sentiment que leur rôle se limite à celui d’accompagnant numérique.
Contrairement aux idées reçues, il ne faudrait pas attribuer certaines réticences à l’usage des outils numériques à la simple question de l’âge des travailleurs sociaux et de leur âge. Selon Emilie Potin, sociologue à l’université Rennes 2, « certains professionnels du social, traditionnellement attachés à la relation directe, sont technosceptiques. Mais il ne faut pas croire qu’il s’agit d’une fracture générationnelle, ce ne sont pas forcément les plus jeunes qui portent les projets socionumériques dans les équipes. Finalement, il s’agit surtout d’une question d’appétence à ces outils. » Même son de cloche chez Vincent Faraldi, chef de service à la Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de l’Ardèche, où il supervise une équipe de dix éducateurs spécialisés : « La moitié des éducateurs que je dirige n’ont pas envie de développer une pratique numérique, y compris des jeunes, témoigne l’éducateur. En revanche, les autres sont présents sur les réseaux sociaux et s’en servent pour entrer en contact avec des jeunes qui ne se rencontreraient pas dans des circuits classiques. J’aime faire confiance aux équipes et m’appuyer sur leurs envies et compétences propres. Sur les réseaux sociaux, les jeunes peuvent se sentir désinhibés, donc cela donne à l’éducateur de la matière à travailler lors de la prochaine rencontre. Je ne veux pas opposer les pratiques. » Car les outils numériques sont aussi devenus un média facilitateur de la relation.
Dans les structures fermées, en particulier, les outils numériques tels que les ordinateurs, smartphones et tablettes apportent une forme d’ouverture sur le monde extérieur. En Ehpad, ils permettent aux résidents de communiquer facilement et régulièrement avec leurs proches, d’accéder à de l’information et à des services culturels ou de divertissement. Chez les enfants placés, ils assurent, selon la sociologue Emilie Potin, « la permanence des liens » entre les jeunes et leur famille. « En offrant à tous la possibilité de prendre l’initiative des contacts, le smartphone met enfants et parents à égalité. Mais les professionnels de la protection de l’enfance les utilisent encore peu », conclut-elle après avoir mené une étude dans six départements. La maîtrise de ces outils par les professionnels qui suivent ces enfants semble d’autant plus importante qu’elle leur permet de rester vigilants sur l’usage qu’en font les mineurs et de veiller à ce que la communication parents-enfants ne leur échappe pas. Auteur du blog « Psy et Geek », le psychanalyste Yann Leroux est convaincu qu’il est « très important que les travailleurs sociaux connaissent ces pratiques pour pouvoir aller au contact des personnes qu’ils sont censés aider, sinon ils vont louper des occasions de nouer des relations. On peut se servir du numérique pour animer, mais aussi pour mener un travail psychothérapeutique ou éducatif. Les jeux vidéo peuvent être utilisés dans ce contexte : ils permettent de travailler des compétences sociales, de montrer comment un jeune est en contact avec les autres, comment il contrôle ses impulsions, de développer des compétences cognitives car les jeux vidéo sont une succession de problèmes qu’il faut résoudre. » Ce message, qu’il diffuse lors des formations qu’il dispense dans toute la France, rencontre un écho de plus en plus positif auprès des professionnels du champ social : « Avant, l’opposition aux jeux vidéo était franche et massive. Maintenant, je remarque juste quelques sourires en coin », observe-t-il.
L’usage des réseaux numériques pour échanger ou stocker de l’information n’est pas sans questionner l’éthique professionnelle des travailleurs sociaux, qui ont avant tout à cœur de préserver la nécessité de préserver l’anonymat et la confidentialité des situations qu’ils traitent. Ce qui explique les réticences de certains à se convertir totalement à ces nouveaux outils. Communiquer avec des jeunes au moyen de Messenger, de Facebook ou de WhatsApp, n’est-ce pas mettre des informations entre les mains d’entreprises mondiales souvent mises en cause pour leur non-respect de la confidentialité des données personnelles ? « On réfléchit à ces questions au sein de l’équipe, détaille Vincent Faraldi. On suit des formations avec des spécialistes pour apprendre aux éducateurs à bien paramétrer leur compte Facebook, par exemple en s’assurant que les listes d’amis d’une équipe de prévention ne soient pas publiques, afin de respecter nos principes déontologiques professionnels. » Or, face à ces questionnements légitimes, les travailleurs sociaux se retrouvent souvent désemparés, du fait du manque d’accompagnement de la part des directions des établissements qui les emploient. La réflexion institutionnelle sur ces sujets n’est que peu amorcée (voir interview page 14) et les professionnels se retrouvent seuls avec leurs interrogations éthiques. A cela s’ajoute le manque de moyens débloqués par les structures, notamment publiques, lorsqu’il s’agit de l’équipement informatique et numérique de leurs professionnels, comme le note Jordan Le Gall : « Le secteur public manque de moyens, donc on se retrouve avec des outils peu ergonomiques, peu fonctionnels, qui marchent quand ils en ont envie. On finit par préférer utiliser nos équipements personnels, plus fiables que ceux que l’on trouve au travail. »
Le confinement de mars 2020 lié à la crise sanitaire du Covid-19 a contraint les plus réticents à utiliser ces outils pour ne pas perdre tout lien avec leur public. Les éducateurs spécialisés ont pu rencontrer de nouveaux jeunes via les réseaux sociaux pendant le confinement, les assistants sociaux ont intégré Zoom, Teams et WhatsApp à leur pratique professionnelle quotidienne. Claire-Lise Dautry, référente nationale de La Cimade pour l’enseignement du français et maître de conférences en sciences du langage, forme les bénévoles de l’association à apprendre le français aux migrants. « Les bénévoles n’ont pas très bien vécu l’obligation de travailler avec les outils numériques pendant le confinement, cela leur a un peu tordu le bras », a-t-elle constaté. Mais ces réticences ont finalement été vaincues par la prise de conscience qu’« il s’agissait du seul moyen pour garder le lien avec les apprenants, pour ne pas les perdre ». Les cours ont ainsi pu continuer, bon an mal an, grâce aux outils de visioconférence ou à WhatsApp, pour les plus réfractaires. Malgré ces efforts déployés par les bénévoles, « on a perdu deux tiers des apprenants », regrette Marianne Bel, chargée de projet apprentissage du français à La Cimade. « Les bénévoles ont beaucoup travaillé pour se mettre à jour. C’est impossible de garder les apprenants mobilisés à distance. On espère qu’ils reviendront lorsqu’on reprendra les cours en présentiel », ajoute-t-elle. Tous les professionnels du champ social sont unanimes, même les plus technophiles d’entre eux : la communication à distance, rendue possible par les outils numériques, ne pourra jamais se substituer complètement à la rencontre en face-à-face. « Les réseaux sociaux sont d’excellents outils pour entrer en contact avec des jeunes, mais il ne faut pas entrer dans une relation éducative 2.0. Il faut ensuite solliciter la rencontre », explique Vincent Faraldi. Surtout, l’usage numérique n’est pertinent que lorsqu’il est une pratique choisie par les professionnels, et non imposée. « La question n’est pas d’être pour ou contre ces outils numériques. On évolue de toute manière dans un monde connecté, souligne Emilie Potin. Donc la question est de savoir quelle place on donne à ces outils, quelle importance on leur accorde, comment on cohabite avec eux et comment on les met en débat. »