Le premier est celui de l’accès aux droits. Les professionnels du travail social sont confrontés aux plateformes des institutions comme la Cnaf [caisse nationale des allocations familiales], la sécurité sociale, les retraites, qui sont désormais des passages obligés. Les professionnels se retrouvent avec des dizaines de plateformes à gérer, notamment les assistantes sociales travaillant en polyvalence de secteur. Les personnes qui viennent les voir n’ont pas forcément des problèmes sociaux, mais numériques. Le deuxième excès concerne les jeunes : ils peuvent, par le biais de ces outils, engager des relations avec des personnes qui leur sont nocives. Par exemple, un enfant qui a été placé pour le mettre l’abri de parents toxiques peut être amené à continuer de communiquer avec sa famille, qui poursuit ainsi son emprise psychologique. Enfin, le troisième excès est celui des comportements addictifs qui sont favorisés par les outils numériques. Entre autres, les personnes addictes à la consommation ou fragiles face au démarchage peuvent se retrouver en difficulté lorsqu’il devient si facile d’acheter, de jouer ou de faire des paris en ligne. Il faut apprendre aux professionnels à être vigilants sur les risques d’ addictions.
C’est en effet une nouvelle responsabilité. Le métier de travailleur social consiste à pousser les usagers vers plus d’autonomie, mais tout l’incite à faire le travail à leur place. Car, pour monter un dossier administratif, il faut désormais maîtriser les outils numériques et, donc, savoir envoyer des documents par courriels, transformer des fichiers en PDF. Ce n’est pas si simple pour une personne âgée ou avec un handicap. Il y a aussi une inégalité géographique. En zone urbaine, vous pouvez trouver des médiateurs numériques dans les bibliothèques, les médiathèques, chargés d’apprendre aux gens à utiliser les outils. Il y a aussi les médiateurs sociaux, dont le travail est de faire le lien entre l’administration et les usagers. En zone rurale, il est beaucoup plus difficile de trouver ces personnes-ressource. C’est pour cela qu’on attend beaucoup de la mise en place des maisons France Service. Dans tous les cas, il faut conserver des espaces de services publics qui permettent la rencontre de personne à personne, que tout ne soit pas en distanciel. Car on se trouve actuellement dans un excès de dématérialisation.
Tous les métiers sont impactés de manière différente. La polyvalence de secteur, c’est-à-dire les services sociaux des départements et les CCAS [centres communaux d’action sociale], qui sont généralistes dans l’accompagnement, sont très impactés sur la question de l’accès aux droits, car cet accès ne peut plus s’effectuer sans passer par une plateforme. C’est un souci : plus de 13 millions de personnes disent être en difficulté avec le numérique. Les services de protection de l’enfance, ensuite, car les signalements d’enfants confrontés très jeunes à des images pornographiques et qui ont des comportements inquiétants sont en augmentation. De leur côté, les aides à domicile font face aujourd’hui à la mise en place de systèmes de traçage : elles doivent de plus en plus activer un code-barre lorsqu’elles arrivent chez leur employeur pour « pointer ». Ainsi, le temps qu’elles passent avec les familles est contrôlé. C’est un moyen de surveillance.
On est dans un processus d’appropriation complet des outils numériques par les professionnels. La réticence des travailleurs sociaux au numérique est un mythe. En revanche, ils sont méfiants sur le partage d’informations induit par ces nouveaux outils et inquiets du fait que les éléments d’une situation sociale soient lus par des personnes non habilitées. Ils n’ont pas de vision claire des personnes qui vont avoir accès aux dossiers. Le problème des courriels est qu’ils se transfèrent facilement, se partagent, peuvent être décontextualisés, modifiés, et cela peut avoir un impact important lorsqu’on écrit dans ces mails des éléments d’une situation sociale qui peut aller jusqu’à un placement. Il peut y avoir derrière beaucoup de contentieux, les messageries ne sont pas forcément sécurisées. L’idée serait sûrement de garder des outils classiques pour les rapports sociaux, pour les écrits de l’ordre du récit, qui expliquent une situation, qui seraient consignés par des outils de traitement de texte plutôt que par des réseaux en ligne.