Recevoir la newsletter

Une pro, je vous dis !

Article réservé aux abonnés

J’en ai rêvé de ce boulot ! Je me voyais en Joëlle Mazart (l’héroïne de la série Pause café diffusée au début des années 1980) des temps modernes, toujours du côté du bien, sauvant la veuve et l’orphelin, repoussant les hordes d’huissiers et accompagnant la jeunesse désenchantée vers un avenir radieux. J’ai tout fait pour atteindre mon Graal. Le concours, la formation, les stages, les rapports de stage, les litres de café, les nuits blanches de révisions… et le diplôme, enfin ! Le premier poste, les premiers pas. Je me sentais intrépide, armée de mon diplôme et de ce besoin irrépressible d’aider les humains en détresse. Tous les humains. Toutes les détresses. Mais « lourd est le parpaing de la réalité sur la tartelette aux fraises de nos illusions »(1).

Premiers doutes, premiers échecs. Les dossiers qui s’accumulent, la paperasse digne de la « Maison qui rend fou »(2), et tous ces gens qui entrent et sortent, qui avancent et reculent. Et leurs vies qui défilent à l’infini dans ce bureau trop petit et dans ma tête trop pleine de leurs peines.

Mais je ne m’avoue pas vaincue. Je lis, je me forme, j’écoute, de conférences en formations, de groupes de travail en groupes de parole, toujours à l’affût d’un nouveau texte ou d’un nouveau sigle à dégainer. Dans mon bureau s’accumulent revues, livres et fascicules. Je suis une pro, une vraie, une routarde du social, dégainant psycho, socio, éco en réponse aux statistiques et aux idées reçues. Une pro je vous dis ! Et pourtant…

Je n’ai rien vu. Rien entendu. Rien du tout. Tous les signes étaient là. Sous mes yeux. Mais je ne voulais pas les voir. Parce que c’était impossible. Parce que non, pas chez nous. La violence, c’est chez les autres, chez ceux qui viennent pleurer dans mon bureau, chez celles qui sont coincées avec leur bonhomme alcoolo. La violence, c’est seulement au boulot. Pas chez moi, pas à ma table, pas chez ceux de mon rang et de mon sang, pas de ça chez nous voyons ! Et pourtant…

Je l’ai lu, vu et entendu. Je l’ai déjà rencontrée cette Marie-Chantal du Chignon Hautain qui se faisait tabasser par son très cher Charles-Henri de La Cravate Fleurie, avec son foulard haute couture dissimulant des ecchymoses. Je sais que le charme discret de la bourgeoisie n’est pas une infranchissable forteresse contre les violences infligées aux femmes et aux enfants. Il n’y a pas que chez Zola et Ken Loach que les gens souffrent. Je sais tout ça. C’est mon boulot de le savoir. Et rappelez-vous, je suis une pro ! Mais je n’ai rien vu. Rien entendu. Rien du tout.

La violence était à ma porte et criait sous mon toit. Le Noël en famille et le mariage de la cousine, les gamins qui jouent, Florette qui court après eux (« chut, calmez-vous ! » ), Flobert qui s’énerve et qui crie, Florette qui se tait, comme toujours, parce qu’elle n’a jamais rien à dire, parce qu’elle est comme ça, Florette, absente, effacée. Violentée. Et nous qui rions. Allons, ça n’est pas si grave, reprends un verre Flobert, assieds-toi un peu Florette. Et nous qui ne voyions rien, après les flonflons la baston, la raclée à la nuit tombée, la violence derrière les belles apparences. La violence chez moi, sous mon toit. Et je n’ai rien vu. Une pro, je vous dis !

Notes

(2) Les 12 travaux d’Astérix, de R. Goscinny et A. Uderzo.

La minute de Flo

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur