Il y a beaucoup d’amalgames. La vulnérabilité n’est pas la faiblesse ni la pauvreté. On ne peut pas non plus la réduire à la vieillesse, au handicap ou à la maladie. L’origine du mot vient du latin vulnus, qui signifie « blessure ». Mais là encore, il faut distinguer la « vulnérabilité » de la « vulnération ». Le premier terme renvoie à la possibilité d’être affecté dans sa structure physique ou psychique ; le second se réfère à l’état postérieur à une blessure. C’est important de faire la différence. Lors d’une rencontre amoureuse, par exemple, les amants sont dans un état de vulnérabilité en s’exposant l’un à l’autre, chacun se laisse ainsi affecter par l’être aimé mais tous deux ne sont pas blessés. La vulnérabilité peut être une chance. Mais on l’oublie. Très souvent, les personnes vulnérables sont associées aux personnes âgées, dépendantes, handicapées… Nous sommes tous vulnérables d’un point de vue anthropologique et exposés à des risques plus ou moins importants, mais il y a des vulnérabilités singulières, d’ordre social, économique, culturel, sanitaire. La personne de grand âge en maison de retraite est plus vulnérable à la Covid-19 qu’un jeune. Cela ne veut cependant pas dire qu’elle va l’attraper et en mourir. L’enjeu éducatif ou d’accompagnement ne consiste pas seulement à regarder le pôle des catastrophes. Il faut aussi considérer les situations dans lesquelles certaines personnes sont plongées, et qui peuvent être converties positivement. Nous avons quelque chose à faire avec et dans nos vulnérabilités.
Le risque est de n’avoir qu’une action de protection. Cette logique peut déposséder la personne de sa liberté, de ses ressources créatives, de ses capacités d’autodétermination. On est sur une ligne de crête où le souhait de protéger les personnes vulnérables peut se retourner en processus d’exclusion. Depuis des années, émerge un droit de la vulnérabilité, qui catégorise les populations : personnes sans emploi, handicapées, dans l’incapacité de décider. Dans l’idée du législateur, cela part d’une bonne intention : proposer un cadre juridique reconnaissant leur vulnérabilité et instituant des aides diverses. Mais, paradoxalement, un demandeur d’emploi, par exemple, doit accepter d’être étiqueté comme tel pour bénéficier de droits, et cela peut l’enfermer, voire le stigmatiser. C’est pareil avec la reconnaissance du statut de personne handicapée, qui protège mais peut se révéler excluante dans le cadre d’une candidature d’embauche. Il y a cette ambivalence dans la prise en charge légitime de la vulnérabilité : en étant catégorisé, l’individu est réduit à sa condition de vulnérabilité particulière, au risque d’être chosifié et de paraître encore plus affaibli. Il faut répondre à ce double tranchant par une vigilance éthique de tous les instants.
Ces deux notions sont souvent associées au point de les penser synonymes, ce qu’elles ne sont pas vraiment. Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est fragile, on veut indiquer son manque de solidité ou de stabilité personnelle, qui l’expose à un risque de destruction. Une personne vulnérable l’est, en général, par rapport à un facteur extérieur sans que cela signifie qu’elle soit fragile. Autrement dit, quand on parle d’une personne fragile, on va surtout se référer à sa structure psychique ou à sa constitution corporelle. On élude le contexte extérieur, alors que dans l’idée de vulnérabilité, il y a toujours une référence à l’environnement. La vulnérabilité constitue un ensemble plus large que la fragilité. Il faut la reconnaître comme une caractéristique « normale », propre à tous les êtres vivants, qu’il s’agit d’accueillir pour en tirer parti malgré les risques auxquels elle nous expose. Nous avons tous la responsabilité de faire face à notre existence inévitablement délicate. La victimisation poussée à l’extrême peut devenir un piège quand elle fait croire que nos vulnérabilités sont « la faute de l’autre ». Pour autant, on est revenu du mythe de l’autosuffisance prôné par le modèle néolibéral, qui considère que nos vulnérabilités sont liées à nos seuls choix individuels. Nous sommes tous interdépendants, la crise sanitaire le prouve.
Un philosophe comme Emmanuel Levinas a développé l’idée que la vulnérabilité d’autrui appelle à son secours, comme une sorte d’intuition. C’est ce qui se produit avec un nouveau-né. Nous nous sentons immédiatement responsable devant sa vulnérabilité. Or, on a beau masquer nos fragilités, passer notre temps à réparer nos blessures d’enfance, nous restons extrêmement vulnérables, même adultes. A mille lieues du fantasme du « self-made man ». Ce sont d’ailleurs des milliards d’actes de soins, de care, d’attentions quotidiennes, à commencer par celles de notre entourage familial qui ont, en grande partie, rendu possible ce que nous sommes aujourd’hui. C’est par l’attention et la sollicitude que d’autres nous ont portés et nous portent encore que nous sommes devenus capables d’autonomie. Il est illusoire de penser que ce que nous sommes n’est le résultat que de notre mérite ou de nos fautes personnelles.
Il est heureux qu’énormément de mouvements se structurent aujourd’hui pour lutter contre les inégalités, les discriminations, l’exclusion, et que des personnes vulnérables prennent la parole. Il y a de réelles victimes, donc gardons-nous d’avoir une pensée trop simple. Il faut respecter les droits des personnes et cela doit s’accompagner d’actes. Mais il y a un risque, que les psychanalystes ont mis en évidence, à se considérer exclusivement comme victime et à entrer dans le cercle vicieux de la plainte infinie qui n’aide pas forcément à s’en sortir. Car, dans ce cas, les personnes ne voient plus toujours les ressources qu’elles peuvent solliciter en elles-mêmes et autour d’elles pour retrouver une dynamique d’existence affirmative et réconciliée avec les autres. En tombant dans la spirale de la victimisation, le travers est que le sujet ne sache plus se construire autrement que par son identité de victime. Par ailleurs, on ne peut que se réjouir de l’augmentation de la vigilance concernant tous les risques environnementaux et autres potentiels auxquels nous sommes exposés. Mais le revers de la médaille serait de ne mettre en place que des politiques de prévention et d’engendrer des sociétés ultrasécuritaires. Nous avons besoin de sécurité. Or, le danger serait d’oublier que l’homme a besoin d’exercer sa liberté pour trouver sens à son existence. Ce qui implique parfois de se vulnérabiliser.
en philosophie à l’Université catholique de Lille, membre du laboratoire Ethics (Ethics on Experiments, Transhumanism, Human Interactions, Care &Society), David Doat a codirigé, avec Laura Rizzerio, Accueillir la vulnérabilité (éd. érès, 2020).