Couleurs pastel, meubles en bois clair, larges canapés, odeurs de croissants et de café, plantes, musique. Tout, au Lao Pow’her (« Lao » pour lieu d’accueil et d’orientation), invite à se poser. Et à déposer ce qui fait trop mal, à l’abri des regards. Depuis bientôt dix-huit mois, cet espace unique en France, entièrement dédié aux femmes âgées de 15 à 25 ans et victimes de violences, a pris place au dernier étage de la Maison des associations de Bagnolet (Seine-Saint-Denis), aux portes de Paris.
L’« appartement » à l’ambiance douce et familiale se veut à l’image du projet qui se déploie entre ses murs, loin de tout cadre institutionnel trop formel. « L’idée est d’offrir aux jeunes femmes un espace véritablement à elles, rassurant et bienveillant, sans jugement ni format imposé, où elles se sentent libres de venir boire un café entre nanas, poser une question ou demander un soutien », indique Amandine Maraval, ancienne éducatrice spécialisée et responsable du projet pour l’association Une femme, un toit (FIT), qui gère le lieu ouvert en journée du lundi au vendredi.
L’enjeu numéro 1 est de réussir à toucher ce public souvent hors des radars. Selon les enquêtes, les jeunes femmes sont les premières victimes de violences sexistes et sexuelles (agressions, viols, harcèlement, mutilations, mariages forcés, prostitution), y compris au sein de la famille et du couple. « Pourtant, elles sont les dernières à se tourner vers les dispositifs de droit commun et les associations spécialisées, souligne la directrice. En Ile-de-France, par exemple, les 18-25 ans ne représentent que 11 % du public accueilli par ces structures. » Qu’est-ce qui rend le repérage des plus jeunes femmes en danger plus difficile encore ?
« Il s’agit d’un âge charnière. Encore très jeunes, vulnérables, elles se retrouvent isolées face à ces violences et plongées dans le silence, par peur d’être jugées, par manque d’indépendance financière ou parce qu’elles n’ont pas confiance dans les institutions auxquelles elles ont pu déjà être confrontées sans être entendues, souligne Barbara Chistoni, psychologue libérale, qui intervient au Lao Pow’her. Certaines ont vécu des insultes, des coups, des agressions depuis leur plus jeune âge et n’ont même pas conscience que cela constitue des violences. »
Non, l’appropriation du téléphone d’une jeune femme et la lecture de ses messages n’est pas un droit pour son petit copain. Non, les violences conjugales ne visent pas uniquement les femmes plus âgées qui sont mariées. Non, avoir vécu trois mois enfermée dans un appartement en se prostituant n’est pas « rien ». Certes, le mouvement #MeToo et sa médiatisation sur les réseaux sociaux a libéré la parole, mais de nombreuses croyances persistent, les « filles » ne se reconnaissant pas toutes dans l’image de femmes victimes, en particulier de violences conjugales.
C’est pour lutter contre cet angle mort que ce lieu atypique au statut expérimental a été créé, fruit d’un partenariat entre les observatoires des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis et de Paris, la direction régionale aux droits des femmes, la préfecture du 93 et des associations spécialisées de terrain. L’Etat, les villes de Paris et de Bagnolet, le département du 93 et le Fonds social européen financent collectivement le fonctionnement de cet accueil non-mixte, gratuit, petit havre de 90 m2 ouvert aux jeunes femmes de ces territoires.
Tous les après-midis, les jeunes victimes peuvent rencontrer une équipe pluriprofessionnelle exclusivement féminine. Composée d’un noyau permanent de deux éducatrices spécialisées, d’une animatrice socioculturelle (avec une spécialité en psycho-socio-esthétique) et d’une directrice, elle associe également une juriste en droits des femmes, une psychologue spécialisée en victimologie, une conseillère conjugale et familiale et, dans les prochaines semaines, une médecin, qui devrait assurer des permanences hebdomadaires. Ensemble, ces professionnelles travaillent sur la base d’une conviction forte : il faut toute une équipe pour s’attaquer à la question des violences.
« La spécificité du Lao est de tout concentrer au même endroit pour des jeunes femmes bien souvent en petits morceaux. Cette prise en charge globale évite beaucoup de perte de temps et permet surtout de tenir avec elles un cap commun et cohérent dans l’accompagnement. Contrairement à mes autres permanences où je suis toute seule, ici, il y a une équipe derrière », apprécie Estelle Desmharter, juriste au sein du centre d’information sur le droit des femmes et des familles CIDFF 93, présente une demi-journée par semaine.
Cette diversité des regards favorise aussi l’émergence de la parole. « La grande majorité des jeunes qui viennent nous voir, en état de choc, demandent une mise en sécurité immédiate [75 % du public accueilli au Lao, ndlr]. Nombreuses aussi sont celles qui sollicitent de l’aide pour des besoins de la vie courante : manger, se vêtir, se soigner, notamment d’un point de vue psychologique, ne pas être isolées, indique Elodie Billaud, l’une des deux éducatrices spécialisées de la structure. Dans la fluidité et la complémentarité des échanges avec les professionnelles – en rendez-vous individuels ou sur des temps plus informels –, l’expression des difficultés arrive souvent dans un deuxième temps. »
Un autre principe clé dans l’accompagnement proposé par le Lao repose sur le libre accès de la jeune femme et sur sa place au cœur de la réflexion. « On fonctionne selon un système peu hiérarchisé, en étoile, explique sa collègue Mathilde Boubaker. L’idée n’est pas d’avoir toutes les réponses, d’asséner un discours déjà formaté, préconçu, mais réellement de partir de ce qu’elles vivent, d’interroger les idées reçues, d’analyser leurs besoins et priorités avec le réseau autour, et d’aller à leur rythme, dans un dialogue. Le seul engagement pour elles est d’honorer les rendez-vous pris avec l’équipe. »
Ce chemin fragile d’émancipation et de responsabilisation passe par une indispensable déconstruction, qui précède une phase de reconstruction. « Ce qui importe d’abord, c’est qu’elles se rendent compte de l’anormalité de la violence, de l’intensité et de la gravité de ce qu’elles ont vécu. On pose des questions précises sur leur histoire, leur parcours et ses incidences sur leur vie de femme, et on les informe sur leurs droits », détaille Hélène Leblanc, conseillère conjugale et familiale de l’équipe. Ce premier travail d’identification – sous la forme d’entretiens ou de médiations corporelles (manucure, massage) – vise à mettre les bons mots sur les maux, à se réapproprier ses émotions et à mettre au jour les mécanismes qui y ont amené.
« La situation de violence sexiste ou sexuelle qui conduit les jeunes femmes à venir nous voir n’est que la partie émergée de l’iceberg. Dans 90 % des cas, elles endurent un continuum de violences depuis l’enfance. Et pourtant, seule une sur quatre a été protégée plus jeune par l’aide sociale à l’enfance. Pour la grande majorité d’entre elles, c’est la première fois qu’elles sont accompagnées sur les violences et qu’on leur dit : “Je te crois” », pointe Amandine Maraval.
C’est l’histoire de Leïa(1), 19 ans, violée depuis l’âge de 11 ans par un membre de sa famille et qui vient de s’en ouvrir auprès de l’équipe pour la première fois. C’est celle de Myali, 20 ans, sans papiers, esclave de sa tante contre hébergement, qui redoutait tellement de se confier.
L’appui et la reconnaissance des autres jeunes femmes victimes, l’échange de leurs expériences deux fois par semaine à travers des temps collectifs (de sensibilisation, de cafés-débats, d’ateliers, de projets) créent aussi une dynamique précieuse pour contrer la stratégie de l’agresseur, même si cette dimension est difficile à mettre en œuvre en raison de la crise sanitaire. « Cela aide à remettre le bon curseur de tolérance, à se récréer aussi des amies, un réseau. Ça m’a permis de passer à autre chose, moralement, physiquement et à me sentir plus forte, comme si tout était à nouveau possible », confie Marie, 20 ans, qui, confrontée à un conjoint violent, a fui le domicile conjugal puis, privée de ressources, a plongé dans l’errance durant toute une année.
En prise permanente avec l’urgence, le positionnement des professionnelles exige un savant dosage entre juste distance et nécessaire réactivité. « Avec nous, elles découvrent une aide qu’elles n’ont parfois jamais eue et nous sollicitent beaucoup d’un coup, à n’importe quelle heure, via des appels et surtout les réseaux sociaux. Il faut à la fois pouvoir répondre au maximum et fixer des limites. On n’est pas le recours à tout », précise Angèle Gabino, animatrice socioculturelle de l’équipe, notamment chargée du premier accueil.
Dans ce travail sur le fil, la dimension collective est décisive. « Notre action se pense et se repense. La compétence sur le sujet s’acquiert en permanence. Cet esprit interactif et libre entre nous rend beaucoup de choses possibles », salue Barbara Chistoni. Face à la demande première de mise en sécurité par l’hébergement des jeunes femmes, l’association FIT s’est démenée et a réussi, dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, à concrétiser l’ouverture de 49 places d’hébergement d’urgence dédiées aux jeunes femmes victimes depuis novembre dernier. Une « soupape » vitale, en attendant des orientations plus pérennes.
Pour garder son efficience et prévenir l’épuisement, un aménagement particulier du planning a été pensé au sein du Lao. Les matinées sont consacrées aux temps entre professionnelles : réunions d’équipe permanente et élargie, concertations, groupes d’analyse de pratiques, supervision, formations, appui technique à destination des professionnels de terrain… Les après-midis sont ouverts à l’accueil des jeunes femmes, avec un débriefing prévu en fin de journée, souvent balayé par les urgences du quotidien. Pour les nuits, un système d’astreinte a aussi rapidement été instauré.
Reste un autre chaînon, sans lequel le travail du Lao ne peut être mené à bien : le tissage d’un maillage multipartenarial et, conséquemment, d’une force de frappe décuplée. « Notre cœur de métier est l’accompagnement des violences. On a besoin, en parallèle, du relais des structures de droit commun. Par exemple, pour l’insertion professionnelle, pour les demandes de logement social ou de reconnaissance d’un handicap auprès de la maison départementale des personnes handicapées, ou encore pour les prises en charge en matière de santé. Or, la question de la domiciliation des jeunes femmes complique souvent les démarches, car elle ne sont rattachées à aucun territoire ou elles n’ont pas de preuves suffisantes », insiste Mathilde Boubaker.
Depuis le confinement, de nombreux rapprochements se sont opérés avec les intervenants sociaux des commissariats, les missions locales, les clubs de prévention, relations qui devraient être renforcées par le biais de futures formations. Mais la jeune équipe espère aussi coordonner plus étroitement son action avec les services sociaux des mairies, et se connecter davantage aux établissements scolaires du territoire.
Malgré l’adversité de cette première année – des grèves des transports à la pandémie –, le Lao Pow’her ne connaît pas la crise et ses effets sont déjà bien tangibles. A ce jour, 175 jeunes femmes ont été accompagnées. « Mesurer l’efficacité du dispositif est difficile. Nous savons que huit d’entre elles seulement sont revenues au domicile de l’auteur des violences. Nous constatons aussi nos réussites par des mariages forcés qui ont été évités et par la sortie de l’emprise et du système des violences », précise Amandine Maraval.
Avec le développement du bouche-à-oreille entre jeunes femmes, les demandes augmentent. « Pour l’instant, on se refuse à refuser ! », pointe Elodie Billaud, qui compte avec son autre collègue éducatrice plus de 40 jeunes femmes en file active.
Aujourd’hui, la pérennisation du Lao, dont le budget de fonctionnement s’élève à 350 000 euros par an, est un enjeu capital. Le défi de son essaimage reste aussi à relever et à inscrire au rang des priorités nationales. « C’est vraiment là qu’il faut agir pour casser la chaîne des violences et éviter leur transmission de génération en génération, plaide Ernestine Ronai, responsable de l’observatoire des violences du 93. Dans ce travail d’accompagnement et d’éducation, se construisent des bases solides pour notre société. »
(1) Les prénoms des personnes accompagnées ont été changés.