« Bienvenue chez moi ! ! élina. » Ce mot sur la porte d’Elina Dumont n’a rien d’anodin. Pendant quinze ans, elle a vécu dans la rue jusqu’au jour où elle rencontre l’écrivaine Marie Despleschin qui lui propose une chambre de bonne contre du baby-sitting. A l’époque, Elina Dumont est en colère : elle vient de jouer avec une trentaine d’autres sans-abri Les Bas-fonds, de Samuel Gorki, au théâtre de Chaillot à Paris. « Ça a été très médiatisé, mais une fois les représentations terminées, tout le monde nous a laissé tomber, on s’est retrouvés dehors, on nous a pris pour des cons ! », lâche-t-elle avec son franc-parler. Elle décide alors d’écrire et de jouer son propre spectacle : Des quais à la scène, où elle se moque des « réinséreurs » qui demandent aux exclus d’entrer « dans le cadre du cadre ». L’humour est caustique, c’est un succès. Et à 44 ans, Elina Dumont – à qui un éditeur a demandé d’écrire sa vie(1) – décroche son premier appartement : « J’ai invité mes amis de la rue, je croyais que je pouvais sauver la terre entière, mais ça a mal tourné, j’ai dû partir ailleurs. »
Depuis 2016, elle habite un logement HLM de 19 m2 dans le XIXe arrondissement de Paris. Le mobilier est succinct : un canapé, un ordinateur, une télé, une petite table, une pendule arrêtée à 11 h 10. Sur le mur du coin cuisine, une grande affiche de sœur Emmanuelle qu’elle a rencontrée lors d’une Journée mondiale du refus de la misère et pour qui elle a travaillé cinq ans : « C’est ma copine, je l’adore, je ne supporte pas l’injustice. » Témoin, une autre affiche du film The Kid, de Charlie Chaplin. En octobre 2020, Elina Dumont a rendu un rapport « pour sortir des cases », intitulé « Femmes à la rue », pour lequel Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, l’a missionnée. « Je l’ai prévenue tout de suite que j’étais de gauche et que je voulais avoir carte blanche parce que des politiques qui ont voulu me récupérer, j’en ai connu », balance celle qui a maintenant 53 ans et qui tutoie d’emblée.
Femmes victimes de violences, célibataires avec enfants, jeunes homosexuelles rejetées par leurs parents, demandeuses d’asile… Le nombre de femmes à la rue à Paris représente 12 % des personnes sans abri. « Cela n’arrive pas à n’importe qui », estime la comédienne. Confiée dès sa naissance à une pouponnière, elle a vécu de 2 ans et demi à 15 ans en famille d’accueil en Normandie. A 10 ans, sa mère biologique, qui avait été violée par son propre père, décède. Elle devient pupille de l’Etat. En seconde, elle commence à fuguer et elle est renvoyée du lycée : « J’aurais tellement voulu faire des études et devenir institutrice, mais je n’étais pas née du bon côté. » En foyer de la Ddass jusqu’à ses 18 ans, elle décide de rejoindre la capitale. Squats, marchands de sommeil, centres d’hébergement d’urgence, elle a tout connu. Pour survivre, elle vend du crack, elle en prend aussi, elle vole, fait des ménages, se prostitue : « Jeune, j’étais assez jolie. A la sortie de leur travail, des hommes me repéraient. Ils venaient me voir et me disaient : “Qu’est-ce qu’une belle fille comme vous fait dans la rue, faut pas rester là.” Je les trouvais gentils et je me retrouvais dans une chambre d’hôtel. C’est très violent la rue, la plupart des femmes qui y vivent ont été violées au moins deux fois. » Chez elle, une affichette prévient : « Une femme n’est jamais responsable d’un viol. Jamais. »
C’est la nuit que les femmes ont peur. Elles se cachent dans des parkings souterrains, des caves, des bois, des locaux à vélo… Elina Dumont se réfugiait souvent dans les boîtes de nuit. Gratuites pour les filles du lundi au jeudi, elle dansait et en partait à l’aube. Son autre combine était d’avaler des médicaments et boire jusqu’à tomber dans les pommes. Les secours l’emmenaient à l’hôpital où elle restait plusieurs jours. « J’ai fait tous les hôpitaux de Paris », ironise-t-elle. Dans son rapport, elle propose de créer davantage de places d’accueil et de centres d’hébergement spécifiques aux femmes, des petites structures gérées par des femmes pour échapper à la présence masculine. « Sinon, il y a toujours des mecs qui guettent », dit-elle en allumant une cigarette. Elle voudrait aussi changer les mots tant le sigle SDF est déshumanisant : « Ça fait mal. On est des personnes démunies mais des personnes comme n’importe qui. » Autre recommandation qu’Elina défend depuis quinze ans : installer des distributeurs de serviettes hygiéniques à côté des pharmacies fonctionnant avec des jetons donnés par les associations. « Quand j’avais mes règles, j’allais dans les toilettes publiques emprunter du papier toilette. A défaut, je cherchais des bouts de tissu ou du papier journal dans les poubelles », se souvient-elle.
La journée, Elina cherchait à être invisible : « Je courais dans le métro pour faire comme tout le monde. Je faisais les lignes de bout en bout en essayant d’être la plus moche possible pour ne pas être abordée. » D’autres parcourent les lignes de bus, marchent au hasard des rues ou vont de bureau en bureau à la recherche d’une solution administrative. La réinsertion ? Un eldorado, affirme Elina : « Les personnes sans abri ne peuvent pas faire pareil que les autres. Certaines, livrées à elles-mêmes depuis l’enfance, n’ont jamais été insérées. On nous demande d’être dans le système, alors qu’on est justement en dehors de tout, des lieux de vie, de la banque, du travail. Le chemin est long et personnel donc pas transposable. »
Tombée en dépression lorsqu’elle a obtenu le logement dont elle rêvait pourtant. Elle n’a pas pu l’occuper pendant six mois : « Tout le monde me disait : “Tu devrais être contente”, mais à peine j’y entrais que je repartais. Je n’avais jamais eu de chez-moi. J’ai su qu’il fallait se brosser les dents à 11 ans, personne ne me l’avait jamais dit avant. J’ai entrepris un travail avec un psychiatre pour savoir ce que signifiait l’intimité, avoir une porte, des limites… Je n’ai pas pu prendre une douche avant longtemps, c’était l’horreur. » Maintenant, Elina se douche pour être propre mais jamais par plaisir. « Le plaisir, c’est compliqué quand on est à la rue. Un jour, la psy m’a demandé si j’avais imaginé décorer mon appartement. J’ai été choquée. Même acheter une chaise ou manger, je n’y arrivais pas. Quand tu as vécu dehors pendant un ou deux ans, ça va. Mais moi, ça faisait quinze ans. Passer de la survie à la vie n’est pas évident. »
Dans son rapport, Elina Dumont explique que les travailleurs sociaux et les associations doivent considérer les rechutes des femmes sans domicile « comme une étape et non comme un recommencement ». Que leur accompagnement doit tenir compte de leur « précarité morale », de la perte des repères et de la notion du temps – qui leur font rater un rendez-vous avec une assistante sociale – mais qui font partie du processus de désocialisation. « Une femme qui a vécu à la rue restera fragile toute sa vie, car la rue détruit physiquement et moralement », écrit-elle. A ses yeux, le système social n’est pas adapté. Elle s’insurge contre le changement permanent d’interlocuteurs, les réorientations continuelles vers un nouveau dispositif, les lourdeurs administratives, les circuits décourageants, le jargon souvent incompréhensible des acteurs sociaux, renvoyant aux femmes un sentiment d’infériorité. Le manque d’innovation sociale l’énerve aussi : « Comment peut-on refuser une soupe à une personne parce qu’elle n’a pas le ticket fourni par le travailleur social ? Comment peut-on bloquer le dossier de demande de logement d’une mère qui veut fuir un mari violent tant qu’elle n’a pas le référé de demande de divorce que son ex lui refuse ? »
Elina dénonce également le drame des adolescentes de l’aide sociale à l’enfance se retrouvant sans « filet financier » à leur majorité, la rapidité des bailleurs de fonds à expulser celles qui ont du mal à régler leur loyer. « Perte d’emploi, séparation, deuil et c’est l’engrenage. Les impayés se succèdent, s’aggravent et mènent inéluctablement à la rue », constate Elina Dumont. Elle préconise que les maraudes se mènent à pied pour aller dans les endroits cachés où les femmes se retirent. « Il est plus important d’entamer un dialogue avec elles pour repérer certains signaux que de donner à manger, pense-t-elle. En France, on ne meurt pas de faim mais de solitude. »
S’il y avait une mesure urgente à prendre ? Elina Dumont n’hésite pas : « Il faut travailler en amont. La pauvreté, la violence, l’ignorance sont des terrains favorables à la chute. Je crois beaucoup en l’éducatif, c’est ce qui m’a manqué. On a jugé que j’étais inapte à l’école, commente-t-elle après un long silence. Il y aura moins de femmes à sortir de la rue si la société peut éviter qu’elles y arrivent. » Et la quinquagénaire de raconter que certaines de ses compagnes de galère se sont mariées avec le premier venu juste pour avoir un toit. Une forme de mariage forcé, d’après elle.
Aujourd’hui, Elina Dumont porte du rouge à lèvres et voit un addictologue de temps en temps pour contrôler sa consommation d’alcool. Elle est intermittente du spectacle et rencontre régulièrement des enfants des quartiers défavorisés de Seine-Saint-Denis à qui elle apprend le mime, le jeu, l’ouverture sur le monde. « Ils ont des capacités incroyables mais on n’en parle jamais », regrette-t-elle. Fière de son parcours, elle a fait des personnes sans abri sa famille de cœur, son combat et ne loupe pas une occasion d’en parler lorsqu’elle participe une fois par mois à l’émission Les Grandes Gueules sur RMC : « Je suis cash, je dis les choses comme je les sens. Les gens m’aiment ou pas, j’en ai rien à faire. » Depuis la semaine dernière, elle est triste : Laurent, un de ses copains est mort, seul, dans la rue. Elle s’inquiète pour un autre qui vit dans une cave depuis des années. Mais c’est tout à coup de sa mère qu’elle veut parler. Sa photo en noir et blanc est derrière une lampe, près de son ordinateur. « Elle était belle ma mère, je ne l’ai pas connue mais je l’aime », susurre-t-elle en caressant le cliché, les yeux embués de larmes. « Elle n’a pas eu de chance. »
(1) Longtemps, j’ai habité dehors – Ed. Flammarion, 2012.