« Les femmes sont, au même titre que les hommes, concernées par la précarité et la pauvreté. » Le constat dressé en préambule par Anne Brunner, directrice d’études à l’Observatoire des inégalités, pourrait presque nous faire douter du bien-fondé d’un dossier consacré à la précarité sous le prisme du genre. Presque. S’il ne s’agissait pas, en réalité, d’une forme de leurre statistique.
Selon les données 2017 de l’Insee, le taux de pauvreté des femmes, légèrement plus nombreuses dans la population, est ainsi sensiblement le même que celui des hommes : 8,1 % contre 7,8 %. « Ce que les statisticiens étudient, ce sont les revenus au sein du ménage. Or, pour beaucoup de femmes, la précarité se vit à deux, précise la chercheuse, qui a codirigé le « Rapport sur la pauvreté en France 2020-2021 » publié par l’Observatoire. En considérant que les femmes et les hommes qui vivent en couple partagent à égalité leurs revenus et ont le même niveau de vie, nous passons sous silence les ressources individuelles. »
Ces ressources demeurent pourtant très inégalitaires. Quand, exceptionnellement, l’Insee s’intéresse aux revenus propres des individus, soudainement le fossé se creuse. Les 10 % des femmes d’âge actif les plus modestes gagnent au maximum 323 € par elles-mêmes(1), soit un tiers de moins que les hommes les plus pauvres (479 €). De la même manière, les retraitées les plus démunies ne perçoivent pas plus de 396 €, contre 884 € pour les hommes, soit un écart de 55 %.
De multiples facteurs expliquent ces différences importantes : le choix des études, la position des métiers exercés, la répartition des tâches ménagères, les inégalités salariales à poste et âge similaires, et surtout la surreprésentation des femmes dans les emplois précaires. En 2018, parmi les salariés du secteur privé travaillant à temps partiel, 78 % étaient des femmes, dévoile une étude de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) publiée en août dernier. Ces dernières sont, en outre, majoritaires à occuper des temps partiels « stables » pour les plus qualifiées ou « atypiques » (travail durant les week-ends) pour celles qui le sont moins.
Sans surprise, les femmes sont également largement majoritaires au sein des familles monoparentales (84 %). « Il faut savoir qu’il s’agit du type de ménage le plus exposé à la pauvreté, précise Anne Brunner. Les chiffres montrent que 18 % des famille monoparentales sont pauvres, alors que c’est le cas de 8 % de l’ensemble de la population. »
Autant d’éléments qui rendent plus vulnérables les femmes en cas de rupture, entravent leurs recherches de logement, ou les exposent davantage aux problèmes de santé. Le dernier « Etat des lieux de la santé des femmes en situation de précarité »(2), réalisé par Agir pour la santé des femmes (ADSF), qui milite pour une santé « de genre », et dont les conclusions doivent être publiées le 8 mars, montre que 80 % des plus démunies n’ont pas de suivi gynécologique avant la première rencontre avec l’association. Par ailleurs, 28 % d’entre elles souffrent de fibromes, alors que la moyenne nationale s’établit à 10 %, et 71 % n’utilisent pas de contraceptif. Un chiffre lourd de sens lorsqu’on sait qu’environ 90 % des Françaises ont recours à la contraception.
Mais la santé des femmes ne se résume pas au domaine gynécologique, pointe Nadège Passereau, déléguée générale de l’ADSF. Au-delà des maladies typiquement féminines, l’état des lieux de l’association révèle ainsi une prévalence des pathologies cardiovasculaires et des maladies respiratoires chez les plus démunies. « Cela s’explique par un manque d’accès aux dépistages, mais aussi par des conditions de précarité différentes de celles des hommes, soulève la spécialiste. Aujourd’hui, nous savons que le corps de la femme ne fonctionne pas tout à fait de la même manière que celui de l’homme. De plus en plus d’études prouvent que certaines pathologies sont davantage développées au sein de la population féminine ou que l’incidence de l’environnement est différente en fonction du genre. Dernièrement, nous avons eu un exemple criant avec la Covid-19. »
Les violences auxquelles peuvent être confrontées les femmes sont elles aussi souvent source de précarité. « Nous considérons que la question des violences conjugales s’ajoute aux inégalités déjà existantes dans la société, affirme Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF), qui gère la plateforme d’écoute 3919. Elles sont nombreuses à nous dire qu’elles ne peuvent pas travailler, que les ressources de la Caisse d’allocations familiales sont confisquées par Monsieur. Du fait des violences, elles sont également parfois contraintes de se mettre en arrêt de travail ou d’interrompre leur carrière… Et lorsqu’elles cherchent à partir, elles n’ont généralement pas les moyens d’avoir des soutiens juridiques à la hauteur de ceux de leur conjoint. »
Selon les données de la fédération, les femmes victimes de violences sont moins bien insérées dans le monde du travail que les auteurs de ces dernières : 54 % d’entre elles ont un emploi contre 72 % des seconds. Il s’agit d’un différentiel presque trois fois supérieur à ce qui est observé au sein de la population générale.
Dans le secteur de la prise en charge des plus précaires, nombreux sont les acteurs à percevoir l’utilité des structures consacrées aux femmes, qui, en plus d’ouvrir des espaces de dialogue pour les victimes de violences traumatiques, offrent un temps de répit face aux potentiels dangers de l’extérieur. Mais s’ils apparaissent comme une évidence, ces lieux dédiés ne sont pas toujours faciles à créer. En cause, notamment, une perception biaisée de la situation des femmes à la rue.
A l’invisibilité des statistiques nationales s’ajoute une invisibilité « de terrain ». Pour ne pas passer la nuit dehors, certaines acceptent d’être hébergées chez un tiers, souvent contre du travail ou des gratifications sexuelles. « Environ 20 % des femmes que nous accompagnons sont hébergées, soulève Nadège Passereau. C’est un chiffre très inquiétant. »
Au sein des campements ou lors des distributions alimentaires, la disproportion entre les genres incite beaucoup de femmes à s’isoler et se protéger. « Celles en situation de grande pauvreté vont se fondre dans la masse, paraître comme Madame Tout-le-monde, sauf qu’elles n’ont pas de logement », poursuit la déléguée générale de l’ADSF.
Ainsi, la dernière édition de la Nuit de la solidarité, organisée par la Ville de Paris, recensait 379 femmes à la rue la nuit du 30 au 31 janvier 2020. Cela représente 14 % du total des individus décomptés. « Au regard du nombre de personnes que nous accompagnons à la Halte femmes, nous savons qu’elles sont, en réalité, bien plus nombreuses. Simplement, elles évitent les zones représentant un danger », constate Nicolas Hue, directeur d’activité au sein de l’association de lutte contre l’exclusion Aurore.
Pourtant, une étude de la Fédération française des banques alimentaires (FFBA), publiée mi-février, révèle que 70 % de ses bénéficiaires sont des femmes. Comment l’expliquer ? « Peut-être qu’elles osent davantage demander de l’aide aux associations que les hommes », avance Laurence Champier, directrice générale de la FFBA. Les acteurs de terrain sont en effet plusieurs à observer chez celles qu’ils accompagnent une plus grande facilité à venir les trouver et à se confier. « Lorsqu’elles sont en confiance avec un travailleur social, elles se livrent sans doute davantage que les hommes », témoigne Nicolas Hue.
Est-ce là la répercussion d’un autre stéréotype de genre à l’œuvre ? Sans doute, mais il s’agit d’« un moyen de se protéger », poursuit le directeur d’activité. « En ouvrant de nombreuses portes sur leur parcours, les femmes permettent aux professionnels de trouver des leviers d’action pour les aider. »
En France, 1,7 million de femmes manquent de protections hygiéniques chaque mois(1). Ce chiffre concerne aussi bien les femmes sans abri que les travailleuses pauvres, les détenues et les étudiantes. En plus de la difficulté financière de se procurer des protections intimes, s’ajoutent des problématiques d’accès à des sanitaires et points d’eau propres et gratuits. « Beaucoup de femmes nous disent que, pendant leurs règles, elles aimeraient pouvoir se doucher tous les jours, et peut-être même deux fois par jour », explique Maïwenn Abjean, directrice de l’association grenobloise Femmes SDF. La précarité menstruelle pose par ailleurs la question de l’absentéisme et du décrochage scolaire au sein de la sphère étudiante. Selon une récente enquête(2), 60 % des étudiantes ont déjà manqué les cours pour des raisons médicales liées à leurs règles, et 10 % par crainte des fuites.
(1) Revenus du travail mensuels, y compris chômage et retraite, avant prestations sociales. Données de l’Insee datées de 2015.
(2) Etude menée auprès de 1 001 femmes accompagnées par l’ADSF entre janvier 2019 et mai 2020.
(1) Etude Ifop-Dons solidaires publiée en mars 2019.
(2) Etude publiée en février 2021 et réalisée auprès de 6 500 personnes. Les associations à l’origine de cette enquête (Fage, ANESF, Afep) soulignent que les minorités de genre ont été prises en compte.