À l’heure où l’épidémie du Covid-19 a franchi la barre symbolique des 500 000 décès, San Francisco, en Californie, découvre avec effarement le bilan de la crise des opiacés, qui continue d’y faire des ravages. Selon un rapport publié en janvier par le médecin légiste de la ville, la drogue a tué en 2020 trois fois plus d’habitants que le virus, soit 699 morts contre 235. En 2019, les surdoses avaient déjà emporté 441 individus (+ 70 % par rapport à 2018). Dans les rues, les travailleurs sociaux luttent pied à pied contre un fléau moins médiatisé, mais qui tue dorénavant chaque année dans le pays davantage d’Américains que lors de la seule guerre du Vietnam, soit près de 91 000 personnes de mai 2019 à mai 2020, selon les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), l’agence fédérale de la santé publique.
Le projet DOPE (Drug Overdose Prevention and Education) constitue ainsi le plus grand programme de distribution de naloxone, un antidote en cas d’intoxication aux dérivés de la morphine. L’association, créée en 2003, a déjà formé près de 13 000 habitants de San Francisco à la façon d’administrer la naloxone pour inverser une surdose d’opioïdes. Ce phénomène touche toutes les strates de la population, puisque le fentanyl, une drogue cinquante fois plus puissante que l’héroïne, est autant consommée sur ordonnance par les classes moyennes ou les happy few (le chanteur Prince en est décédé en avril 2016), que par les sans-abri. La Coalition on Homeless, une association locale de défense de personnes sans domicile fixe, accuse les pouvoirs publics de laisser prospérer les trafics dans certains quartiers défavorisés pour épargner le reste de la ville. Mais le mal est beaucoup plus profond.
Le 22 décembre dernier, la justice américaine a annoncé le déclenchement de poursuites judiciaires visant le géant de la distribution Walmart, l’accusant d’avoir alimenté la crise des opioïdes, qui avait déjà contribué à faire reculer de plusieurs mois l’espérance de vie aux Etats-Unis, avant même le début de la pandémie de Covid-19. Dans cette affaire, la multinationale semble s’être comportée avec autant de morale qu’un vulgaire dealer, mais à l’échelle de ses (colossaux) moyens. Toujours selon le ministère de la Justice, qui demande « des sanctions au civil qui pourraient se solder en milliards de dollars », Walmart a « distribué illégalement des substances contrôlées et sous ordonnance au plus fort de la crise des opioïdes », en ignorant délibérément les pratiques frauduleuses de nombreux praticiens américains qui acceptent de distribuer de fausses prescriptions moyennant le prix d’une simple consultation médicale, soit environ 50 dollars (envion 40 euros).
En attendant le résultat de cette homérique bataille judiciaire, qui pourrait se solder « à l’américaine » par un arrangement sonnant et trébuchant entre Walmart et le gouvernement afin d’éviter l’opprobre et la ruine d’un des fleurons du capitalisme « made in USA », les associations demeurent en première ligne. « Les personnes qui consomment des drogues, leurs proches et la grande communauté de San Francisco ont utilisé la naloxone du projet DOPE pour inverser environ 2600 surdoses en 2019 », assure l’ONG.
Un travail compliqué par la pandémie, qui a aggravé toutes les formes d’addiction. « La règle d’or de la prévention des surdoses, c’est d’éviter que l’individu reste seul », explique Kirsten Marshall, responsable du projet DOPE. Selon le San Francisco Chronicle, la majorité des décès se sont ainsi produits dans des chambres d’hôtel mises à la disposition des sans domicile fixe par la municipalité. Une surmortalité également reflétée par les statistiques de l’association, qui estime que 3 400 personnes ont été sauvées en 2020 grâce à la distribution des kits de survie contenant l’antidote naloxone, et la formation des travailleurs sociaux comme des familles à détecter ces surdoses d’opiacés.