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Psychoboxe : quand le corps exorcise les maux

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Encore peu présente dans les services et établissements qui prennent en charge des jeunes placés par l’aide sociale à l’enfance, fréquemment victimes ou auteurs de violences, cette psychothérapie atypique s’appuie sur les combats pour aider les adolescents à les dépasser et à se construire. L’association Arass, en Ille-et-Vilaine, démontre sa pertinence.

Doucement, la voix grave d’Yvan Le Guillou, éducateur spécialisé, couvre le craquement des scratchs des gants, qui s’ajustent à la taille des poignets : « Je veux bien être le psychoboxé. » Audrey Gendrot, sa collègue conseillère en économie sociale et familiale (CESF), sera sa partenaire, la psychoboxeuse. Tous deux travaillent à l’unité éducative d’internat Maison des Moulinais, à Pleurtuit (Ille-et-Vilaine), l’un des 11 services gérés par l’Association pour la réalisation d’actions sociales spécialisées (Arass). Ce matin-là, sous l’œil de Delphine Corbeau, psychologue, ils vont s’entraîner à la pratique de la psychoboxe. Et cela commence par le rappel des consignes : « Chacun de nous trois peut arrêter le combat avant la fin. Il durera au maximum 1 min 30 s. La frappe est atténuée et on ne tape ni derrière la nuque ni sous la ceinture », détaille Audrey Gendrot. Quelques petits coups gants contre gants pour s’accorder sur la puissance des poings. Puis Delphine Corbeau déclenche le chronomètre et le combat commence.

Les chaussures crissent sur le sol. Les deux professionnels enchaînent à un rythme de plus en plus élevé assauts et esquives, sans jamais chercher à se blesser. Agiles, ils occupent tout l’espace disponible. Progressivement, les corps s’affolent, les respirations deviennent fortes, celle d’Yvan Le Guillou surtout. « Stop ! » Le temps réglementaire est terminé. « Putain… », laisse échapper l’éducateur. Ils vont s’asseoir, enlèvent les gants, se désaltèrent, reprennent leur souffle. « Prends ton temps, Yvan, et si tu as besoin d’aller dehors, vas-y », suggère, bienveillante, Delphine Corbeau, qui a tout observé.

La boxe comme outil

Audrey et Yvan n’ont pas partagé ce combat pour le plaisir de pratiquer un sport. Mais pour s’entraîner à la psychoboxe, l’une des psychothérapies récemment mises en place au sein de l’association, qui accompagne 202 jeunes placés par l’aide sociale à l’enfance (ASE), quels que soient leur parcours et leurs difficultés. Dès lors que « la boxe n’est qu’un outil », comme le précise Olivier Guitton, éducateur spécialisé, lui aussi présent ce jour-là, le combat est suivi d’un débrief, d’une séance d’analyse des émotions qu’il a fait ressurgir.

« Comment t’es-tu senti ? », demande Delphine Corbeau. « J’avais de la rage, mais sans violence, décrypte Yvan Le Guillou. Je ne voulais pas te toucher, Audrey. J’avais besoin de psychoboxer. J’aurais dû le faire plus tôt. » Puis, au bord des larmes, il confie ses tourments. Comme dans n’importe quelle autre séance de psychothérapie. « Tu savais pourquoi tu étais là, commente sa collègue psychologue, ce que tu avais à travailler. Mais tu as su garder ton self-control, poser des limites. » Puis elle s’adresse à Audrey Gendrot : « Toi, tu as une capacité de résistance qui me bluffe ! Solide sur tes jambes, tu encaisses. Tu parviens très bien à accueillir. L’émotion était hyper-forte et, en même temps, c’était fluide. »

Ainsi les professionnels s’entraînent-ils entre eux en pratiquant occasionnellement la psychoboxe, moins pour conserver une bonne forme physique que pour expérimenter les effets de cette psychothérapie : « Pour comprendre ce que cela peut produire sur les jeunes, il nous faut le ressentir aussi », explique Olivier Guitton.

Psychologue, psychanalyste et professeur de boxe, Richard Helbrunn, à l’origine de cette thérapie, l’a d’abord proposée dans les quartiers chauds de Strasbourg. Il a ensuite mis sa pratique à disposition en prison ou avec les professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse. Aujourd’hui, Delphine Corbeau entend la développer pour les jeunes migrants qui ont, eux aussi, souvent subi des traumatismes et des violences physiques ou émotionnelles.

« Me vider des idées que j’ai dans ma tête »

Mais la professionnelle le reconnaît elle-même : en dépit de son investissement extrême pour permettre le déploiement de cette pratique, celle-ci ne peut être proposée à tous les jeunes accompagnés, car cela peut conduire à revivre des traumatismes. La psychoboxe se voit donc déconseillée pour les jeunes qui présenteraient des risques de décompensation psychotique. « L’équipe doit bien connaître la problématique du jeune pour s’assurer qu’il n’y a pas de contre-indication », souligne Delphine Corbeau. Autre impératif : disposer du temps nécessaire. La psychoboxe ne pourra être proposée que pour un adolescent bénéficiant de six mois minimum de suivi avant, par exemple, la fin de son contrat de jeune majeur. Car même si un nombre minimal de séances n’est pas déterminé – et même si le jeune reste seul à décider en la matière –, il faut prévoir que plus d’une séance s’avérera nécessaire et que chacune impliquera un suivi.

Parti de Guinée avec ses parents, qu’il a perdus sur la route de la migration, Ayouba, 17 ans, se voit proposer cette thérapie. Delphine Corbeau et Olivier Guitton le rejoignent en présence de son éducateur référent, Erick Brault, au sein de l’établissement malouin qui le suit. Ils lui présentent la façon dont vont se dérouler les séances. Ayouba se montre intéressé et impatient : « Je crois que ça va me vider des idées que j’ai dans ma tête, parce que je pense beaucoup à des trucs. Et quand je fais du sport, tout s’en va. » Le jeune homme peine à dormir, à la suite des violences qu’il a subies du fait de son bégaiement et de sa naissance au sein d’un couple de parents désavoués par leur communauté villageoise. « Je sens qu’au niveau de ton corps, il y a des choses qui sont bloquées », avance Delphine Corbeau, persuadée des bienfaits à venir de la thérapie. Les pages des agendas se tournent pour accorder les emplois du temps. En formation de mécanique poids lourds, Ayouba préfère que sa première séance se tienne pendant les vacances scolaires : ce sera le 4 mars à 14 h. Olivier Guitton prévient : « Faute de pouvoir accéder aux salles de sport de la ville à cause du Covid, la séance aura lieu à la maison d’enfants de Combourg [à 30 km de distance, ndlr]. Nous viendrons te chercher et nous te ramènerons. » Le jeune homme acquiesce.

Ayouba parle bien français. Sans doute ne peinera-t-il pas trop à exprimer ses émotions et ressentis. Mais la langue peut constituer un obstacle, et Delphine Corbeau regrette de ne pas bénéficier des financements nécessaires pour pouvoir employer des interRésultat ? « Il y a une inégalité de traitement entre tous ces jeunes, estime Yvan Le Guillou. Et ils le sentent bien. Il y a des laissés-pour-compte. »

Aujourd’hui âgé de 19 ans, Thomas a fait partie quant à lui des résidents de l’internat des Moulinais qui ont bénéficié de séances de psychoboxe. « Je ne savais pas gérer mes émotions. J’emmagasinais de la colère, et de la tristesse, raconte-t-il très posément. Donc il fallait que ça explose, et je tapais sur ce que je pouvais, un mur, un arbre, le putching-ball, que j’ai brisé. Avant d’arriver ici, à 14-15 ans, j’ai aussi cassé quelques côtes et des phalanges à mon meilleur ami. » Thomas se souvient que sa première séance de psychoboxe a « fait très mal », faisant remonter des « souvenirs d’enfance bien enfouis ». Après la deuxième séance, qui l’a mis K.O. plus longtemps encore, il dit avoir travaillé sur son « mur », sur « ce qui bloquait ». « Pendant une semaine et demie, je suis resté enfermé dans ma chambre, sans joie. » Puis la troisième séance lui a offert l’occasion de constater une évolution : « Avant, lorsqu’on m’attaquait, je baissais les bras. Et donc, pendant les deux premières séances, j’ai pris cher, je reculais… Mais à la dernière, j’ai pris le dessus, j’avais ma garde, et ça s’est traduit dans ma vie. » Il a retrouvé sa mère, repris confiance en lui et des études. Il prépare en alternance un diplôme universitaire de technologie « génie industriel et maintenance ». Autonome, il possède sa propre voiture et a une petite amie.

C’est sous l’impulsion de leur ancien directeur que Delphine Corbeau et Yvan Le Guillou, sans jamais avoir été boxeurs, ont pu rencontrer Richard Helbrunn. Ils ont été conquis. Une journée d’initiation a ensuite été organisée au sein de l’établissement, réunissant neuf participants, dont sept ont été formés et diplômés. Quoique l’un d’eux a cessé la pratique : « Cela requiert beaucoup d’engagement, prévient Delphine Corbeau. Les séances difficiles nous mettent à l’épreuve, en tant que personnes. Et on se confronte à la vraie violence, pas à l’agressivité, donc il faut être en capacité de reconnaître qu’elle existe, chez soi et chez les autres. » Yvan Le Guillou complète : « Il faut accepter que l’on ne maîtrise pas le langage du corps. » Et ce, alors même que ce corps est classiquement peu utilisé dans la pratique des professionnels.

Intégration au projet d’établissement

Du retard a été pris en raison de la crise sanitaire. Mais l’objectif consiste à proposer la psychoboxe à un nombre toujours plus conséquent de jeunes. « C’est d’autant plus important qu’aujourd’hui les enfants souffrent à cause de cette crise. Les jeunes migrants ne trouvent pas l’emploi qui leur permettrait de fournir les papiers qu’on leur demande », commente Delphine Corbeau.

Le récent recrutement d’une seconde psychologue et la motivation d’autres éducateurs spécialisés à suivre la formation devraient permettre le déploiement de cette thérapie, dont chaque séance requiert la présence d’un binôme psychologue-travailleur social.

Yvan et Delphine insistent : la psychoboxe doit être intégrée au projet d’établissement. Sans l’appui de la structure, cela ne peut pas fonctionner. D’autant que, pour permettre la réalisation de ces séances, il faut jongler avec les plannings, mais aussi mobiliser deux professionnels qui ne peuvent, pendant ce temps-là, réaliser d’autres accompagnements. « Chez nous, les professionnels formés à cette pratique sont issus de quatre services différents. Cela assure une bonne adhésion », se félicite Olivier Guitton.

A l’évidence, les psychoboxeurs peuvent aussi compter sur l’appui de leur nouvelle directrice. Valérie Gallais évoque « une formidable opportunité de favoriser un travail transversal entre psychologues et éducateurs ». Elle y perçoit aussi une occasion de montée en compétences des éducateurs, et revendique d’avoir « une stratégie de développement » de cette pratique : « Je veux sensibiliser fortement l’ensemble des cadres hiérarchiques et fonctionnels pour qu’à chaque réunion de projet pour les jeunes, on s’interroge pour savoir si la psychoboxe s’avérerait utile. » Pour l’heure, la pratique repose sur des professionnels volontaires, pendant leur temps de travail. Sans financement extérieur, elle est soutenue « au travers de l’organisation du travail, en prévoyant des remplacements, de la formation, un temps de supervision ». Pour Valérie Gallais, la psychoboxe s’inscrit dans la politique de prévention santé qu’elle entend développer et qui, selon elle, ne doit pas se résumer aux seuls soins.

Une façon de reconnaître l’utilité profonde de la psychoboxe, qui permet aux jeunes de mettre des mots sur leurs maux, de transcender les violences subies ou exercées. « On dit souvent qu’il faut garder la juste distance, analyse Delphine Corbeau. Moi, je travaille en proximité. Et je dis toujours aux jeunes que leur dossier ne me parle pas d’eux, que c’est à eux de me dire. Je n’ai pas fait ce métier pour aider les gens, mais pour apprendre. »

Reportage

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