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Sylviane Corbion : “L’école inclusive n’a pas été pensée”

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Professeure des écoles spécialisée auprès d’enfants en situation de handicap ou ayant des difficultés scolaires, Sylviane Corbion est docteure en sociologie et auteure de L’école inclusive (éd. érès, 2021).

Crédit photo Vincent Hoel
Favoriser l’intégration de tous les enfants à l’école, l’idée est belle sur le papier, mais difficile à concrétiser sur le terrain. L’enquête de Sylviane Corbion, docteure en sociologie, montre que les enseignants ne sont ni concertés ni formés à recevoir des élèves différents.
Actualités sociales hebdomadaires : On parle beaucoup d’inclusion. Mais quelle est la réalité à l’école ?

Sylviane Corbion : L’écart s’avère abyssal entre les recommandations des pouvoirs publics et la réalité. Au départ, l’école inclusive concernait les enfants relevant du handicap. Mais, aujourd’hui, le champ d’action est beaucoup plus vaste puisqu’il s’agit d’adapter l’offre éducative à la diversité des élèves en individualisant les parcours scolaires. Cela intègre les élèves en grande difficulté, ayant des troubles cognitifs ou du comportement, malades, allophones, les enfants du voyage et ceux à haut potentiel. Beaucoup d’enfants et d’enseignants sont en grande souffrance. Les accompagnants d’élèves handicapés ont des conditions de travail éprouvantes. Les injonctions institutionnelles sont déconnectées du terrain, il n’y a pas de concertation avec les professionnels en charge de l’inclusion, qui se débrouillent avec ce qu’on leur donne et qui s’adaptent dans l’urgence. Lors du confinement, on a demandé aux équipes pédagogiques d’être opérationnelles du jour au lendemain, sans se préoccuper de savoir si elles avaient le matériel informatique, les connexions et les compétences. C’est pareil pour l’école inclusive : les enseignants sont sans cesse dans une espèce d’improvisation pour répondre aux consignes qui sont parfois contradictoires et à l’augmentation des contrôles de la hiérarchie.

ASH : Quels sont précisément les obstacles ?

S. C : La formation des enseignants à l’école inclusive est insuffisante. Ils reçoivent une profusion de documents face à laquelle ils sont plus ou moins perdus. Ils n’ont quasiment plus de formation continue en raison du manque de remplaçants. La formation initiale sensibilise à un apprentissage différencié pour les enfants qui en ont besoin, mais n’y prépare aucunement. Les enseignants ne sachant pas vraiment comment faire, ils donnent des cours magistraux normatifs, et c’est très difficile pour les élèves concernés par l’inclusion scolaire d’avoir un étayage. Ceux-ci ne réalisent pas toujours le travail demandé car c’est trop lourd pour eux. Cela les met en porte-à-faux par rapport à leurs camarades. Les enfants handicapés sont souvent mis de côté, sans compter les classes Ulis [unités localisées pour l’inclusion scolaire], qui les regroupent au sein d’une structure à part dans l’école. Ils doivent s’adapter en permanence aux différents enseignants, aux programmes, à des manuels et matériel scolaires inappropriés pour eux. Les classes étant souvent surchargées, on ne prend pas le temps de les écouter pour savoir s’ils ont compris. On a l’impression que les pouvoirs publics mettent en place des dispositifs, et il revient aux enseignants, aux enfants et aux familles de se conformer. Cela pose la question du « vivre ensemble ».

ASH : Comment cela se passe-t-il avec les autres élèves ?

S. C : L’enfant est inclus mais il est différent. Il subit des brimades, des moqueries. Un enfant lourdement handicapé peut rester en maternelle, entouré d’adultes non spécialisés ni formés ainsi que d’autres enfants qui ne le comprennent pas. Les contextes de scolarisation sont différents, mais c’est à l’enfant de s’ajuster à la culture de l’école, au langage spécifique qui n’est pas forcément le même à la maison, à un fonctionnement particulier, une discipline, une concentration, un impératif d’assimilation scolaire par immersion rapide dans les classes, sinon c’est la mise à l’écart, l’exclusion. Il y a aussi des problèmes avec des parents d’élèves qui voient parfois l’inclusion d’un mauvais œil. Ils craignent qu’un enfant handicapé retarde les autres. J’ai un père qui a appelé directement l’inspection pour signaler qu’il ne voulait pas qu’un enfant trisomique s’assoit à côté de son fils. Il y a une méconnaissance du monde du handicap qui suscite beaucoup d’à priori et de peurs. L’école inclusive n’a pas été pensée. Les besoins des élèves sont insuffisamment pris en compte. Il faut colmater des brèches, emmener un maximum d’élèves au bac, et tant pis s’il reste des élèves au bord de la route. Sauf que, chaque année, 80 000 jeunes sortent sans diplôme, issus majoritairement de quartiers populaires.

ASH : Justement, vous évoquez la grande précarité de certains élèves…

S. C : La misère sociale est partie intégrante de l’inclusion, mais on ne s’en rend pas forcément compte. Il y a des enfants qui ne mangent pas à leur faim. Comment voulez-vous qu’ils suivent les apprentissages ? Parfois, les parents – particulièrement dans les familles mono-parentales – n’ont pas les moyens d’offrir un repas. J’ai connu des enfants qui m’ont dit : « Maîtresse, j’ai faim. » Ils avaient déjeuné d’un bol de café au lait le midi. Certaines municipalités n’hésitent pas à venir à l’école pour donner au directeur la facture impayée de la cantine. Certains refusent de la remettre aux enfants devant toute la classe, mais d’autres s’exécutent. C’est épouvantable. Il y a une intrusion dans le vécu des familles, l’école devient parfois une sorte de tribunal. J’ai vu des parents rougir de honte. Il n’y a pas seulement le savoir scolaire, il y a aussi le savoir-faire et le savoir-être avec les plus vulnérables. Ce n’est pas inné. On ne peut pas tout régler à coups de décrets et de circulaires. En zone d’éducation prioritaire, j’ai eu une élève qui a dormi dehors plusieurs nuits avec sa mère en plein hiver, un élève de CP qui gardait ses petits frères et sœurs en hôtel social pendant que sa mère accouchait dans un hôpital. Ce n’est pas facile, non plus, de croiser le regard d’un enfant placé dont le parcours est très chaotique.

ASH : À quelles conditions la scolarisation de tous les enfants pourrait-elle fonctionner ?

S. C :Il faudrait réformer les programmes scolaires avec les apprentissages incontournables et fondamentaux, mais en tenant compte de la temporalité, comme le faisaient autrefois les enseignants avec des classes à multiniveaux. Il faudrait également instituer un pôle « ressources de proximité » très réactif, avec des directeurs d’école, des enseignants, des formateurs, mais aussi des chercheurs, pour apporter par exemple des connaissances sur l’autisme, et des personnels du secteur médico-social. En Finlande, les enseignants sont formés dès l’université à l’orthophonie, à la psychomotricité, à la psychologie de l’enfant. Il faudrait aussi développer l’enseignement à distance, avec des exercices ludiques pour aider les enfants handicapés ou en difficultés. De même, chaque année, on a des évaluations, des rapports, mais on n’en fait rien. Il faut juste finir le programme. Les enseignants se retrouvent à être des exécutants alors qu’ils ont un vrai potentiel créatif. C’est une vision très bureaucratique. L’école ne peut pas tout, mais la dimension relationnelle avec les élèves est essentielle. Il pourrait y avoir un serment éthique afin que les enseignants sachent ce que cela représente d’avoir un enfant en situation de handicap dans sa classe. C’est une acceptation de ce qu’il est, une prise de conscience, une empathie. Les enseignants ne sont pas des éducateurs spécialisés. Et l’inclusion a aussi ses limites.

Entretien

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