Un utilitaire, des pots de peinture, des pinceaux… Il n’en faut guère plus pour lancer les travaux, place de Bretagne, à Nantes. A la manœuvre, quatre jeunes, un éducateur et un stagiaire, étudiant en travail social. Ensemble, pendant trois jours et à raison de quatre heures quotidiennes, ils vont repeindre les potelets qui bordent les trottoirs du quartier. Commande de Nantes Métropole, le chantier s’inscrit dans le cadre du programme Tapaj (travail alternatif payé à la journée) porté par l’association Oppelia, spécialisée en addictologie. Accessible sans qualification, il s’adresse à des jeunes de 16 à 25 ans. Tous ont en commun de vivre des situations de grande précarité et des problématiques de consommation, voire d’addiction. Mais chacune de leur histoire est singulière. Celle de Quentin, 23 ans, passe par la case « justice ». « Je vivais chez ma mère, à Legé [commune proche de Nantes, ndlr], lorsque je me suis fait choper par les flics. J’avais fait livrer à la maison un kit de culture de cannabis. Ils m’ont fouillé, menotté et envoyé en garde à vue. Ma mère a dû déposer plainte pour ne pas être complice. Moi, j’ai écopé de 150 € d’amende et de deux mois de prison avec sursis. »
Quentin a connu la drogue au lycée. « C’était une manière de mieux m’intégrer, ça m’a permis de me faire des amis. J’ai commencé par fumer du cannabis, puis j’ai pris de la cocaïne, de l’héroïne. On me la livrait à la maison. J’ai toujours kiffé, sourit-il. J’ai ensuite commencé à dealer, d’abord pour des potes consommateurs, puis pour un cercle plus large. J’avais plus d’une centaine de numéros dans mon téléphone. Avec, tous les soirs, du monde à la maison. Je recevais même des messages en garde à vue. » Un soir, alors qu’il est seul, il subit une overdose après avoir mélangé du Valium, de la méthadone et un litre d’alcool fort fait maison. « Je suis monté crescendo et j’ai fait un “black out” sans vraiment savoir ce que je prenais sur le coup. » En mars 2020, il quitte le domicile parental pour rejoindre Nantes, dort à la rue avant d’être accueilli, pendant le premier confinement, dans un gymnase de la Croix-Rouge. Aujourd’hui en foyer, il partage son quotidien avec des compagnons de galère. « Les Blancs d’un côté, les Noirs de l’autre : on mange ensemble mais on ne se mélange pas, à part pour jouer au foot. » Le reste du temps, il voit sa famille une fois tous les quinze jours, pratique la mendicité dans quelques lieux stratégiques. Pour la deuxième fois, il participe au programme Tapaj. « Ça me sort du monde de la rue et de la drogue. »
Pour ces personnes éloignées des dispositifs de droit commun, Tapaj offre une réponse graduelle. Il vise la réduction des risques, l’accès aux soins et l’insertion des jeunes à travers trois phases pensées comme des marchepieds successifs. D’abord, la prise de contact : un contrat de quatre heures payées 10 € net de l’heure (soit l’équivalent, en moyenne, de ce que peut rapporter la mendicité). Ensuite, la prise en charge : le jeune travaille douze heures sur trois jours, payées au Smic. Lors de ces deux phases, le « tapajeur » récupère sa paie dans l’association intermédiaire partenaire, seule habilitée à rédiger des contrats à durée déterminée d’usage (CDDU). Enfin, troisième phase, le jeune peut intégrer un chantier d’insertion autonome ou une formation. A chacune de ces étapes, le volume horaire augmente, tandis que s’intensifie l’accompagnement social, sanitaire et professionnel.
Sur le terrain, les travailleurs sociaux œuvrent main dans la main avec les « tapajeurs » pour faciliter le contact. C’est l’un des principes fondamentaux du programme : « faire avec », pour qu’une relation de proximité s’installe et fasse émerger des échanges d’abord collectifs puis individuels, et, in fine, préparer les conditions d’un entretien avec le jeune. « On trime ensemble, ça crée plus de lien que de rester derrière un bureau », explique Antoine Ruel, éducateur spécialisé, qui met la main à la pâte aux côtés de Tahis. Autre pilier du programme : son accessibilité grâce à un très bas seuil d’exigence. « Tous les “tapajeurs” ont connu des échecs de vie. Ces tâches basiques permettent de redonner confiance en soi et de montrer qu’un autre avenir est possible, poursuit Antoine Ruel. Nous ne sommes pas très exigeants : nous savons qu’ils peuvent avoir un rapport défiant à l’égard du travailleur social. Ici, on n’est pas obligé d’arrêter de consommer. On en parle, c’est tout. Et nous nous efforçons de saisir les demandes quand elles viennent, qu’ils comprennent que s’ils veulent modifier un comportement, nous sommes là. »
L’éducateur a convaincu Aminah, 20 ans, de rejoindre le programme lorsqu’elle fréquentait le Caarud (centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues) d’Oppelia Le Triangle, structure de l’association implantée à Nantes. « Je le considère comme mon parrain, explique-t-elle en tirant sur une cigarette roulée. Il m’a beaucoup soutenue, m’a parlé du concept. J’ai adhéré. Il y a une bonne ambiance et ça me donne du courage. » Ballottée à l’adolescence d’une famille d’accueil à l’autre, elle a alterné les séjours à la rue et en foyer. Puis a suivi plusieurs cures de désintoxication à l’héroïne. Sans succès. Sa consommation ? La jeune femme l’analyse avec lucidité. « Elle est beaucoup liée à l’environnement, à des situations traumatisantes que j’ai vécues. Quand on n’est pas stable, qu’on n’a pas d’attachement, on a besoin de combler le vide. Moi, je l’ai comblé par la drogue. » Titulaire d’un bac pro Sapat (services aux personnes et aux territoires), elle s’est vite considérée, au vu de ses addictions, comme potentiellement dangereuse auprès des personnes vulnérables. En sevrage depuis peu, sous méthadone, elle sait la précarité de sa situation, telle une funambule, sans cesse sur le fil de la rechute. « On ne sait jamais quand la tentative d’arrêt est la bonne. Il faut résister, penser à autre chose, combler le vide avec des personnes avec qui discuter, éviter tout contact avec des consommateurs. » Tapaj est un outil pour combler ce fameux vide. Une étape dans sa quête de stabilité.
Gustavo, lui, démarre son quatrième chantier avec Tapaj. « Mon CV est un gruyère. J’ai arrêté l’école en quatrième avant de suivre une formation dans la restauration. J’étais souvent absent, pas très tolérant. J’aimais bien taper les “fils à papa” », lâche-t-il, goguenard. Originaire du Brésil, adopté à 5 ans par une famille de l’agglomération nantaise, il a débarqué en ville à 14 ans puis s’est mis à dealer dans les halls d’immeubles. « J’ai commencé au bas de l’échelle comme guetteur, puis j’ai vendu, avant d’être moi-même gérant. J’ai payé des nourrices, fait vivre le quartier avec le trafic. J’ai beaucoup voyagé pour remonter les affaires et payer les “go fast” [véhicules rapides de transport de drogues], explique-t-il. A un moment, je pouvais acheter deux appartements. Mon plaisir, c’était de compter les billets. Et j’ai vrillé, en dépensant tout. » Gustavo raconte les hauts et les bas, cet argent amassé en un rien de temps, comme ses ennuis avec des rivaux. « J’ai frôlé la mort à quatre reprises, à cause de règlements de comptes, de jalousies. » Aujourd’hui, il a quitté le trafic. Parce qu’il se sent cerné par la justice. Parce qu’il aspire à une vie normale, aussi : « J’ai eu une prise de conscience personnelle que le deal n’était pas de l’argent mérité. On vend la mort à des jeunes qui deviennent accros. J’ai envie de payer mes impôts, comme tout le monde, d’être chez moi. J’aurais pu avoir un bon parcours, je regrette d’avoir perdu autant d’années. » Suivi par la mission locale, il a cherché un chantier d’insertion classique, sans succès, avant d’intégrer Tapaj. Il compte entreprendre une formation, en parallèle. Sans tendre la main. « J’aime pas l’assistanat », tranche-t-il.
Oppelia Le Triangle recrute ses « tapajeurs » par le biais de ses établissements médico-sociaux – un Caarud et un Csapa (centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) –, mais aussi grâce à des partenaires comme la mission locale, la R’ssource (qui propose un accueil de jour pour les jeunes en errance) ou, tout simplement, par le bouche-à-oreille. Pour ses chantiers, la structure privilégie des partenaires issus de l’économie sociale et solidaire. Elle travaille régulièrement avec le restaurant participatif La Cocotte solidaire : les « tapajeurs » viennent y préparer le repas, côtoyant des personnes de tous horizons, en cuisine comme à table. Avec l’association EmpowerNantes, spécialisée dans la mobilisation citoyenne, ils ont créé du mobilier pour une maison d’accueil spécialisée, bricolé des jardinières au pied des tours des quartiers nord. « Nous les associons dans notre réflexion pour voir ce qu’on peut faire ensemble et tendre à ce qu’ils trouvent leur place dans le projet, explique le coordinateur Nicolas Rabu. Leur présence est une bouffée d’air frais. Ils essaient, montrent, partagent avec nos volontaires et les habitants qui méconnaissent le milieu de la rue et des addictions. » Et les jeunes sortent valorisés de ces chantiers : « Ce n’est pas toujours l’argent qui compte, constate Aymeric Haudebert, responsable du programme chez Oppelia. Les jeunes sont fiers de travailler pour La Cocotte solidaire ou EmpowerNantes. Il y a une dimension de socialisation importante. C’est ainsi qu’on sème des graines. »
Bien plus qu’un espace de production, le chantier est d’abord un prétexte à la création de lien pour agir et devenir acteur de son parcours. « On laisse ainsi une place aux jeunes pour qu’ils émettent des préconisations sur le développement du programme », poursuit Aymeric Haudebert. C’est le sens de la réunion qui, quelques jours après le chantier de la place de Bretagne, rassemble une poignée de « tapajeurs », rémunérés pour partager leur expérience. « Les usagers ont des choses à apporter, on veut reconnaître le savoir-faire profane », explique Antoine Ruel aux participants autour de la table. Au menu, le visionnage critique d’une vidéo de promotion du programme qu’ils ont coréalisée avec l’association Marie & Alphonse. Puis un débat sur la charte des « tapajeurs », et autres questions stratégiques. « Vous seriez prêts à nous accompagner pour démarcher une entreprise ? », demande l’éducateur. Réponse d’Aminah : « Ça montrerait l’implication des “tapajeurs”. » Faut-il rémunérer l’intervention ? Gustavo intervient : « La rémunération serait un bonus. Mais la reconnaissance du professionnel, ce serait déjà bien. C’est l’aboutissement qui compte. Tout n’est pas qu’argent… »
Depuis son lancement à Nantes en mai 2019, le programme Tapaj a donné lieu, malgré la crise sanitaire, à une trentaine de chantiers. Treize « tapajeurs » actifs ont été engagés. Inspiré du modèle québécois initié par l’organisme communautaire Spectre de rue, Tapaj a été importé à Bordeaux en 2012 avant de devenir un modèle franchisé, adopté depuis par 27 territoires. « Les Csapa et Caarud [seules structures autorisées à porter le dispositif, ndlr] ont perçu l’intérêt du programme pour attirer les jeunes, pour créer du lien à travers le travail », explique Souad H’daddou, chargée de mission « relations entreprises » à Tapaj France. En juillet 2020, Tapaj affichait un taux de 45 % de sorties positives. Alors que seuls 13 % d’entre eux disposaient d’un hébergement avant d’intégrer le dispositif, près d’un sur deux (48 %) en ont un après l’avoir quitté. Le soutien de l’Etat dans le cadre de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, en 2018, permet aujourd’hui à Tapaj France d’essaimer. A l’horizon 2022, l’organisation espère avoir développé son programme dans une centaine de métropoles et de villes moyennes de l’Hexagone.