Triste record. Le social et médico-social connaît une sinistralité en matière d’accidents du travail bien plus élevée que d’autres secteurs. Dans le peloton de tête : l’aide à domicile. Selon les derniers chiffres de l’assurance maladie, en 2018, pour 10 000 salariés, le secteur totalisait 106 accidents ayant donné lieu à un arrêt de travail. Ce ratio, qu’on appelle l’indice de fréquence, était supérieur à 101 pour l’hébergement médicalisé et social des personnes âgées. A titre de comparaison, ces indices sont trois fois supérieurs à la moyenne nationale et dépassent d’un tiers celui du secteur du BTP, réputé dangereux. Surtout, ils ne cessent d’augmenter : près de 20 000 accidents du travail en 2018 dans l’aide à domicile, soit une augmentation de 7 % alors même que le nombre de salariés n’a pas évolué. « En dix ans, la sinistralité du secteur a doublé. Mais c’est surtout parce qu’on avait un phénomène de sous-déclaration. A partir du moment où on met en place une politique de prévention des risques, on fait émerger une vision plus réaliste », considère Lucie Desarbres, responsable « santé au travail et impact social » à Adedom (fédération du domicile).
L’enjeu est d’abord d’ordre juridique. La responsabilité civile et/ou pénale de l’employeur peut être invoquée en cas d’accident du travail. Mais il est aussi économique. « Aux coûts directs d’un accident du travail, il convient d’ajouter les coûts liés au recrutement, à la formation, à la baisse de productivité et à l’absentéisme », souligne l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Autres considérations : la réputation de l’entreprise et des questions éthiques. « Si on recrute des personnes pour s’occuper des plus fragiles, ce n’est pas pour les mettre elles-mêmes en danger », remarque Eric Zolla, auteur de La gestion des risques dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux(1).
Un maître-mot : anticiper
Les principaux accidents du secteur sont dus à des manipulations d’objets ou de personnes, ainsi qu’à des chutes. « On constate des douleurs lombalgiques ou dorsalgiques, des troubles musculo-squelettiques », détaille Eric Zolla. Particularité du domicile : la délicate adaptation des logements. « Ce n’est pas toujours facile de négocier avec les bénéficiaires de l’aide pour leur expliquer qu’on se prend les pieds dans le tapis ou même de leur demander de porter un masque lors des interventions », explique Lucie Desarbres. Autre particularité : les accidents de la route. « Une sensibilisation générale s’impose. Mais on peut aussi agir sur l’organisation du travail et des plannings pour ne pas générer de tensions », explique Eric Zolla.
Agir sur les risques s’inscrit dans une démarche de prévention globale. En Normandie, la Mutualité française a initié il y a trois ans une politique de qualité de vie au travail. « Dans l’entreprise, toutes les actions doivent être liées entre elles et pensées à tous les échelons, pour être efficaces. Une politique de qualité de vie au travail va tendre vers la performance de l’entreprise, explique Charlotte Romain, chargée de prévention du groupe. Un accident du travail comporte plusieurs facteurs. Il faut donc porter notre regard sur la santé, sur le matériel, l’environnement, le management ou encore la capacité des salariés à s’exprimer. » Et en matière de risques, un maître-mot s’impose : l’anticipation.
Pour être efficaces, les démarches de prévention comportent au moins trois étapes : le diagnostic, l’élaboration d’un plan d’action et l’évaluation de ces démarches. D’abord, l’analyse des risques. Elle peut être réalisée a priori, avant l’occurrence d’un incident. Parmi les outils disponibles : les visites de risque. « Elles concernent un département précis de la structure ou un processus particulier prédéterminé. L’objectif est de repérer des points de vigilance, écrit Eric Zolla. Elles permettent souvent de rechercher des solutions pragmatiques susceptibles d’être mises en œuvre rapidement. » Autre outil : la méthode Itamami. La Mutualité française Normandie l’utilise pour analyser les situations de travail.
Le risque s’analyse aussi a posteriori. Il s’agit alors de faire remonter les incidents pour les comprendre et y remédier. Parmi les méthodes plébiscitées : l’arbre des causes. « L’objectif est d’obtenir une description objective de l’accident, en se limitant à la recherche des faits et en excluant les jugements », explique Eric Zolla. Il s’agit de remonter pas à pas, depuis l’événement final jusqu’à ses différentes causes pour trouver les mesures susceptibles de les faire disparaître. « Une méthode très efficace avec pour seul souci, explique Eric Zolla, le temps qu’il faut y consacrer. »
L’analyse a posteriori comporte une dimension quantitative. L’entreprise étudiera a minima les taux de fréquence (selon le nombre d’heures travaillées), l’indice de fréquence (selon le nombre de salariés) et le taux de gravité (selon le nombre de jours d’arrêt) pour les comparer aux données du secteur. APF France handicap utilise par exemple un logiciel de management par la qualité. « Cela permet de mobiliser une cellule qui réfléchit à la manière de traiter le problème, d’imaginer des actions de formation et de permettre à ce risque de ne pas se reproduire », explique Alexis Hubert, responsable du pôle « qualité, performance et développement durable » de l’association.
Soigner le document unique
Pour cartographier ces risques, le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) demeure incontournable. Mis à jour chaque année, il doit comprendre un inventaire des risques identifiés dans chaque unité de travail de l’établissement et les moyens de prévention à mettre en œuvre. Le construire collectivement est un gage de réussite. La Mutualité française Normandie, qui regroupe près de 1 600 salariés, a choisi d’impliquer toutes les unités de travail de ses quelque 200 établissements. « On réunit un panel représentatif pour que toutes les parties prenantes amènent leur pierre à l’édifice. Car les équipes de terrain sont les plus à même d’évaluer les risques, et une mesure sera appliquée si elle est bien comprise et en adéquation avec les attentes », justifie Charlotte Romain.
Pour faciliter et harmoniser la réalisation du DUERP, l’APF France handicap a élaboré une méthodologie. « Avant 2017, chaque directeur d’établissement disposait de sa propre trame. Depuis, on a rédigé un guide et formé nos directeurs. Ça nous permet d’avoir une vision régionale et nationale des risques, d’un point de vue qualitatif et quantitatif, dans une démarche partenariale », explique Aurélia Garavana, responsable du pôle « qualité de vie au travail ». En compilant ainsi les données, l’APF met en exergue les principaux facteurs de risque.
Exigence de formation
Mais la finalité du DUERP est surtout d’établir un programme d’actions. Certaines sont faciles à mettre en œuvre, d’autres s’inscriront dans le temps. D’où la nécessité de les hiérarchiser. « Mieux vaut d’abord privilégier les actions faciles à mettre en place : éclairer correctement pour ne pas rater une marche, s’assurer que les outils tranchants sont rangés où il faut… Ensuite, il faut mettre en place des routines : “J’ai des véhicules, je les entretiens au bon moment ; je fais une vérification légale de l’électricité”… », suggère Eric Zolla. Un point délicat : effectuer une veille régulière des évolutions législatives. D’où l’intérêt de se doter d’un gestionnaire des risques. Voire, si la structure est trop petite, de mutualiser les compétences, à travers un groupement de coopération sociale et médico-sociale (GCSMS). Quelle que soit la taille de la structure, beaucoup d’établissements font appel à un cabinet extérieur. « Plus vous êtes à flux tendu, plus il est difficile de prendre un temps d’analyse. On sert à révéler des éléments que ne voient plus les managers », explique Aline Choquet, consultante en management et pratiques professionnelles du cabinet TLC, qui anime des groupes d’analyses de pratiques, notamment sur les risques psycho-sociaux.
Pour limiter les risques, la formation demeure incontournable (voir l’action de l’ADT 44 ci-contre). Depuis trois ans, l’APF France handicap a choisi de déployer un réseau de référents Prap 2S, la formation de prévention des risques liés à l’activité physique dans le secteur sanitaire et médico-social. « Des salariés volontaires se forment pour devenir à leur tour formateur en interne », explique Aurélia Garavana. Pour anticiper les évolutions de carrière, l’association a mis en place « Objectif Apte », un outil de maintien dans l’emploi de ses salariés. « On fait tout pour prévenir le risque d’inaptitude sans avoir la possibilité, parfois, de reclasser le personnel en interne », constate Aurélia Garavana. L’APF accompagne alors sur des projets de reconversion. Une vingtaine de salariés en bénéficient actuellement, grâce à un financement de l’OETH, qui porte l’accord d’obligation d’emploi des travailleurs handicapés.
« Que le collectif ne trinque pas »
« On dit souvent que le secteur sanitaire et social fabrique ses travailleurs handicapés. Ce n’est pas tout à fait faux », affirme Pierre-Marie Lasbleis, directeur général de l’OETH, l’association qui porte l’accord sur l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés du secteur. Lorsque le risque est advenu, il n’est plus question d’anticipation mais d’adaptation pour maintenir l’emploi malgré l’accident. Qui plus est lorsque les travailleurs sont reconnus handicapés. « La vocation d’un accord “handicap” n’est pas de faire de la prévention. Mais il est important d’éviter à la fois de nouveaux accidents et des réactions en chaîne, précise Pierre-Marie Lasbleis. Les restrictions d’aptitude d’un salarié ne doivent pas engendrer une surcharge de travail chez ses collègues qui se feraient mal à leur tour. Une des conditions pour que le maintien en emploi soit durable, c’est donc de faire en sorte que le collectif ne trinque pas. Pour l’éviter, on finance des prestations d’appui à l’organisation du travail. » De la même manière, l’OETH finance du matériel de compensation pour les travailleurs handicapés qui peut être bénéfique aux autres postes.
ADT 44 : le modèle de l’entreprise libérée
C’est un redressement judiciaire, à la fin des années 2000, qui lui a imposé une profonde remise en cause de son fonctionnement. Aujourd’hui, l’ADT 44, association Aide à domicile pour tous de Loire-Atlantique, est un modèle de réussite. Son premier levier d’action : la formation de ses quelque 500 salariés. « Il y a douze ans, quand on passait en revue les accidents du travail, on constatait qu’ils étaient liés au manque de formation et d’expérience des salariés, se rappelle son directeur général Geoffroy Verdier. On a donc mis en place un cycle de formation et d’intégration. Tout le monde passe dans les six premiers mois de son arrivée par l’adaptation au poste. » Une manière d’appréhender au plus près la réalité de l’intervention à domicile. Et cela commence par avoir les bons réflexes en matière de gestes et de postures. Mais aussi par savoir s’exprimer lorsque le logement nécessite des adaptations. « Si on n’arrive pas à entrer en contact avec la personne aidée, tout va être compliquée, la personne va refuser le protocole et le salarié se mettra en danger. » Régulièrement, les salariés reçoivent un programme de l’ensemble des formations proposées et se positionnent en fonction de leurs besoins, en lien avec les responsables de secteur. Des formations spécifiques permettent d’intervenir auprès de bénéficiaires atteints de troubles du comportement et potentiellement agressifs. Bien sûr, la logistique demeure complexe à mettre en place. Remplacer les salariés le temps de la formation a un coût. « Mais ce n’est pas une charge, c’est un investissement », insiste le directeur qui pointe le coût des accidents du travail.
Réduire les risques, c’est aussi améliorer le bien-être au travail. « Quand on a le sourire, on chute moins », poursuit-il. Depuis 2017, l’ADT 44 a lancé « Libérons nos énergies », un projet inspiré du modèle Buurtzorg de l’entreprise libérée. « On laisse nos salariés, équipés d’un smartphone, gérer leur planning. Et ça marche ! D’une manière générale, les salariés parviennent à faire dans la dentelle quand, nous, on ne sait pas faire. Or un planning qui pose problème, c’est un salarié en colère, fatigué. » Résultat : le nombre de kilomètres effectués a diminué. Selon une enquête réalisée en interne, 8 salariés sur 10 estiment avoir suffisamment de temps pour réaliser correctement leur travail. Et se félicitent d’avoir retrouvé un équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Reste un point sensible : la rémunération. 7 salariés sur 10 considèrent que leur salaire est insuffisant compte tenu du travail fourni…
(1) Aux éditions Dunod, 2017.