La mutation des files d’attente physiques en files d’attente numériques pour obtenir un rendez-vous en préfecture est, selon Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes, le résultat d’une volonté politique de limiter le nombre de régularisations d’étrangers en France : « Le problème est le sous-dimensionnement structurel et volontaire de la part des administrations afin de donner moins de rendez-vous dans le service des étrangers et de créer ces files d’attente. C’est un système discriminatoire. Le but est de rendre dissuasif l’accueil en préfecture et, ainsi, de dissuader la demande. » La tendance est amorcée depuis plusieurs décennies. Dès les années 1980, la législation a précarisé de plus en plus les étrangers. Alors qu’il y a trente ans, la norme était la carte de résident, désormais, davantage de titres de séjour temporaires sont délivrés. L’immigration a cessé d’être une question purement administrative et a gagné le champ politique.
Depuis, les textes de loi ont fleuri. Pratiquement tous les ministres de l’Intérieur en ont fait adopter un. Il y a même une surenchère : en 2018, Gérard Collomb a fait voter la loi « asile et immigration » à peine deux ans après la loi « Cazeneuve », et l’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Castaner a initié un débat à l’Assemblée nationale en octobre 2019. Selon Serge Slama, « il y a toujours une crainte du gouvernement en place de dire que si l’on se montre plus généreux, plus humain, plus rationnel en droit des étrangers, l’extrême droite va progresser et on va perdre les élections suivantes ». Ce que Robert Badinter, ancien garde des Sceaux de François Mitterrand, appelait à l’époque la « lepénisation des esprits ».
Le sociologue Alexis Spire a analysé au début des années 2000 les pratiques des agents préfectoraux dédiés à l’accueil des étrangers : beaucoup se retrouvent à officier dans ce service sans l’avoir voulu et, surtout, sans y être formés. Se mettre à jour avec les changements permanents du droit en la matière est d’autant plus ardu. Ils disposent néanmoins d’un pouvoir discrétionnaire qui leur permet d’accepter ou de rejeter un dossier : « Largement impulsée par les gouvernants et les hauts fonctionnaires, la traque de la fraude – des “faux touristes”, “faux demandeurs d’asile”, “faux mariages” – devient l’obsession fédératrice des agents », selon le sociologue.
Leur tâche est devenue d’autant plus ingrate qu’ils doivent également composer avec une baisse significative des moyens alloués aux préfectures : le plan « préfectures nouvelle génération » (PPNG) a supprimé 1 300 emplois en préfecture entre 2016 et 2018. Le ministère de l’Intérieur se défend en argumentant que 300 emplois ont été créés dans les services d’accueil aux étrangers. Mais cette augmentation ne compense pas l’accroissement des flux de demandes et les coupes budgétaires qui se succèdent d’année en année. Lors d’une réunion en septembre 2019 du syndicat Sud Intérieur, qui regroupe des fonctionnaires dépendant du ministère de l’Intérieur, des agents pointaient du doigt le fait que la fonction publique n’était plus considérée par les politiques comme un service rendu à la population mais plutôt « comme un tableau Excel », et se voyait dirigée par une logique purement comptable.
Face à la dématérialisation des prises de rendez-vous, un agent déplore : « On ne se prend plus la misère sociale en pleine figure, mais la violence institutionnelle. Il y a une pression de la hiérarchie qui pousse pour un contrôle de plus en plus fort, ce n’est pas facile. Le bureau de l’accueil des étrangers, c’est la punition. Personne ne veut y aller, tellement le service est engorgé. On fait des heures supplémentaires sans contrepartie. » Un désarroi professionnel qui n’est pas sans conséquences pour les usagers étrangers.