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Accès aux droits : quand l’usager doit payer

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Devant la complexité des démarches à accomplir pour demander ou faire valoir leurs droits, les usagers des services publics sont de plus en plus souvent prêts à payer des prestataires censés leur faciliter la tâche. Le développement de start-up et la spécialisation d’avocats dans l’accompagnement administratif incarnent une tendance qui s’observe dans le droit des étrangers tout comme dans le champ médico-social. Avec une conséquence directe : les arnaques fleurissent également.

La difficulté à obtenir un rendez-vous en préfecture est une vieille antienne. Mais l’angoisse du public que les services administratifs sont censés accueillir – désormais uniquement les étrangers – ne fait que croître. Le 28 janvier dernier, environ 300 mi­grants et militants associatifs se sont rassemblés devant le tribunal administratif de Paris pour dénoncer ce problème et déposer une centaine de recours en référé. Depuis quelques années, les préfectures françaises ont dématérialisé la prise de rendez-vous et les usagers doivent presque obligatoirement passer par Internet pour effectuer leurs démarches administratives, notamment en matière de titres de séjour. Mais le système dysfonctionne, et ils font face à un mur numérique invisible auquel ils se heurtent violemment : selon le robot informatique mis au point par l’association La Cimade pour simuler le comportement d’un usager, en janvier 2021, plus d’une préfecture sur deux ne disposait d’aucune date pour au moins une démarche liée au service des étrangers.

Devant la pénurie, un petit trafic s’est mis en place : des pages Facebook grimant le logo du ministère de l’Intérieur pour se donner des airs de respectabilité ont été créées, proposant la vente de créneaux en préfecture. Les prix peuvent s’envoler jusqu’à plusieurs centaines d’euros pour les rendez-vous les plus difficiles à obtenir – le dépôt d’un dossier pour une première demande de titre, notamment – dans les préfectures les plus saturées. Le tout payable par PayPal ou autre service de transaction en ligne. Selon plusieurs revendeurs contactés, ceux-ci procèdent de manière artisanale : ils se relaient sur les sites préfectoraux et rafraîchissent les pages en attendant que des disponibilités se libèrent. Dans les cybercafés aux alentours des préfectures, on propose aussi pour une dizaine d’euros de prendre rendez-vous à la place des usagers. D’après le ministère de l’Intérieur, ces revendeurs utilisent des robots informatiques qui captent plusieurs rendez-vous dès le moment où des créneaux s’ouvrent. Ce marché parallèle serait, pour le gouvernement, la cause principale des dysfonctionnements de la prise de rendez-vous en ligne.

L’émergence de start-up

Si le marché noir de revente de rendez-vous en préfecture trouve preneurs, c’est qu’il permet de soulager des usagers désemparés face à la machine administrative. D’autres entrepreneurs ont flairé le filon et, en parallèle de l’explosion des start-up destinées à pallier la « phobie administrative » des particuliers pour gérer des demandes souvent simples, éclosent des sociétés qui prétendent faciliter l’accompagnement des personnes dans la demande de leurs droits. Ainsi, nombreux sont les usagers qui finissent par accepter de payer un acteur privé qui leur facilite la tâche. Pour Arnaud de Broca, président du Collectif Handicaps, qui regroupe 48 associations nationales de personnes en situation de handicap, ce phénomène s’explique : « Il est encore extrêmement compliqué de déposer un dossier à la MDPH [maison départementale des personnes handicapées, structure publique qui gère leur suivi administratif à l’échelle départementale]. Le droit des handicapés est très complexe et les MDPH ont du mal à jouer leur rôle d’accompagnement par rapport aux dossiers à remplir car elles manquent de moyens humains. Les gens sont donc contraints de s’adresser ailleurs. Parfois, ils doivent renvoyer des pièces qu’ils ont déjà adressées, on leur demande des documents dont ils n’ont jamais entendu parler. Les usagers ont l’impression que ce n’est pas clair, pas fluide, et que l’administration n’est pas aidante. »

Ce contexte a donné le jour à un business tout à fait légal. Des start-up se créent et offrent une panoplie de services d’accompagnement aux démarches en préfecture. Topo, jeune start-up sise à Toulouse, propose des prestations allant du simple suivi d’avancement du dossier (19 €) à l’accompagnement à la procédure de regroupement familial (149 €), en passant par la préparation à l’entretien de naturalisation (69 €).

Le groupe Advercity, subtil calembour jouant sur la notion d’un accès aux services publics semblable à un combat, multiplie les sites Internet qui se veulent des ressources pour les usagers : mesallocations.fr, dédié aux prestations sociales de la caisse d’allocations familiales (CAF), déroule un certain nombre d’informations, mais suggère également à longueur de pages de joindre par téléphone ses équipes pour la modique somme de 0,80 € par minute ; vos-demarches.com propose de manière plus directe encore de facturer des services tels que des demandes d’actes de naissance, de documents d’identité, de cartes grises, de permis de conduire… L’usager peut même opter pour une utilisation illimitée de leurs services contre un abonnement mensuel de 9,90 €. Advercity peut se targuer de la paternité de plus d’une dizaine de sites consacrés à ces démarches en France, mais aussi dans plusieurs pays des cinq continents. Créée en 2010 par trois hommes à l’époque pas encore trentenaires, la société a enregistré en 2019 le coquet chiffre d’affaires de 3,6 millions d’euros, soit une augmentation de 283 % par rapport à son bilan annuel précédent.

Les avocats se saisissent du créneau

Pour contrer ces obstacles, les cabinets d’avocats se spécialisent de plus en plus dans le droit de l’immigration ou des prestations sociales. Esther, Kenyane arrivée en 2017 en France pour poursuivre ses études et désormais assistante d’anglais dans un lycée de la Seine-Saint-Denis, est passible d’expulsion en cas de contrôle. Pour la première fois, elle se retrouve en situation irrégulière : « La préfecture de Cergy me dit que c’est moi la fautive, mais je ne comprends pas. Deux mois avant l’expiration de mon titre de séjour, j’ai tenté de prendre un rendez-vous, mais tout était complet. J’ai fini par me rendre sur place où on m’a donné une date, mais qui tombait six jours après l’expiration de mon titre de séjour. Quand j’y suis allée, on m’a dit qu’il manquait une pièce à mon dossier et qu’il fallait que je reprenne rendez-vous par Internet. Mais comme mon titre de séjour a expiré, c’est impossible. » Devant de telles difficultés procédurales, pas d’autre choix pour la jeune femme que de se tourner vers un avocat qui, espère-t-elle, pourra l’aider.

L’accompagnement des étrangers dans la constitution de leur dossier à déposer en préfecture est devenu depuis quelques années une activité lucrative pour les robes noires, à l’image de leurs confrères états-uniens, sans lesquels il est quasiment impossible pour un étranger d’obtenir le précieux sésame de la « green card ». La formule d’accompagnement de base (élaboration de la stratégie juridique, constitution du dossier, suivi des décisions) se facture autour de 3 000 €. Cette solution est prisée par les étrangers qui viennent en France pour des raisons professionnelles et qui s’évitent ainsi de nombreux écueils. La pratique du droit de l’immigration ne se résume plus aux démarches contentieuses de remise en cause de certaines décisions administratives, et s’est ouverte au conseil et à l’accompagnement.

Les arnaques fleurissent sur la toile

Raphaël Apelbaum, avocat associé au cabinet LexCase de Paris, s’est d’abord formé au droit de l’immigration aux Etats-Unis avant de rentrer en France : « Les procédures administratives sont longues et fastidieuses. Le recrutement de salariés étrangers est toujours compliqué pour l’employeur. La régularisation d’un travailleur sans papiers qui travaille ici depuis trois ou quatre ans est toujours un parcours du combattant. En même temps, les entreprises nous disent qu’elles ont du mal à recruter dans le domaine de l’artisanat, du BTP, des services à la personne. Ce n’est pas le nombre d’étrangers qui a été multiplié par deux, mais le nombre de difficultés. » Précieuse pour affronter le pouvoir discrétionnaire accordé aux préfets, cette sous-traitance n’est pas à la portée de toutes les bourses : seuls les plus nantis peuvent se l’offrir.

D’autres juristes se spécialisent, par exemple, dans le droit du handicap ou dans les recours contre la CAF – comme cet avocat strasbourgeois qui propose un forfait « recours litige CAF » à 768 € TTC. Un business lucratif. Mais attention à bien choisir son conseiller, prévient Arnaud de Broca : « Certains profitent de la situation et de la fragilité des personnes en situation de handicap et débarquent dans un monde qu’ils ne connaissent pas. Il est important d’être bien accompagné lorsqu’on lance un recours contre une décision administrative. »

A la MDPH de Paris, on a fait le constat en 2019 que de nombreux usagers affirmaient avoir eu recours à un site Internet qui leur facturait les documents nécessaires à la constitution de leur dossier, alors qu’ils sont gratuits et disponibles sur les sites de toutes les MDPH ainsi que sur ceux du gouvernement et de nombreuses associations. Une démarche frauduleuse que les MDPH et la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) ont dénoncée. Comment les usagers en viennent-ils à accepter de payer ? « D’une part, les gens ne sont pas forcément au courant de la gratuité de ces documents, explique-t-on à la MDPH de Paris. D’autre part, les parcours pour faire valoir ses droits étant semés d’embûches, la moindre personne qui fait miroiter une facilitation peut conduire les usagers à tomber dans le panneau. » Un sondage de 2016 estimait que 35 % des personnes handicapées et leurs aidants jugeaient les démarches « assez, voire très complexes ».

A la suite d’une consultation populaire initiée par le gouvernement en 2018 sous le pilotage d’Adrien Taquet, actuel secrétaire d’Etat chargé de la protection de l’enfance, le rapport « Plus simple la vie » a proposé une simplification du parcours administratif des personnes en situation de handicap. Certes, quelques réformes en ce sens ont été amorcées, comme l’attribution des droits à vie pour les personnes dont le handicap n’est pas susceptible d’évoluer. Mais « on reste à l’âge de pierre », observe Arnaud de Broca. Un constat d’autant plus regrettable qu’il concerne des publics particulièrement vulnérables tels que des étrangers devant se mettre en règle avec l’administration sous peine d’expulsion, des personnes handicapées et âgées, affaiblies par la perte d’autonomie.

Le non-recours touche les plus précaires

Selon un rapport publié en juin 2020 par le défenseur des droits, une personne sur cinq éprouve des difficultés à accomplir les démarches administratives courantes. Pire, 12 % des personnes qui rencontrent des difficultés dans leurs démarches avec les services publics finissent par abandonner leurs démarches et se retrouvent donc dans une situation de non-accès à leurs droits. 20 % des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête ignorent même qu’elles peuvent contester les décisions administratives. « La complexité des démarches est évoquée comme motif d’abandon par 45 % des personnes concernées. La multiplicité des procédures et des organismes, les difficultés d’accès à l’information et la méconnaissance du droit de recours sont autant d’obstacles à l’accès aux droits des personnes les moins à l’aise avec les démarches administratives », souligne le rapport. La précarité est l’un des facteurs qui éloignent le plus les usagers des services publics : « Une personne précaire sur quatre est confrontée à ce type de situation contre 17 % des personnes ne déclarant pas de difficultés financières. » La difficulté à accéder ou à maîtriser l’outil numérique constitue un autre élément de mise à distance de l’usager de l’administration.

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