C’était une promesse électorale pour séduire un électorat afro-américain particulièrement sensible à la question carcérale, puisque représentant seulement 10 % de la population globale mais plus de 30 % des prisonniers. A peine investi président des Etats-Unis, Joe Biden a signé un décret programmant la fin des prisons fédérales gérées par le secteur privé. Un geste censé lutter contre la politique d’incarcération de masse, dans un pays qui concentre 25 % des prisonniers de la planète, et davantage que la Chine et la Russie réunies.
« C’est une décision très importante, mais ce n’est qu’une première étape », a réagi David Fathi, directeur du National Prison Project au sein de l’American Civil Liberties Union (ACLU), la principale association à but non lucratif américaine. « Mais on ne connaît pas le calendrier exact de cette élimination progressive des prisons privées. Le décret ordonne au procureur général de ne pas renouveler les contrats. Donc si le ministère de la Justice les laisse simplement expirer à la fin de leur durée normale, c’est un processus qui prendra plusieurs années », ajoute-t-il.
Cependant, le décret a une portée limitée car seuls 116 000 des quelque deux millions de prisonniers américains étaient détenus dans des établissements privés en 2019, soit 7 % de la population carcérale dans les prisons des Etats et 16 % de celle des prisons fédérales, selon les statistiques du ministère de la Justice. L’ACLU souligne également une autre lacune de taille : 80 % des migrants en situation irrégulière sont détenus dans des prisons privées à but lucratif… qui ne sont pas concernées par ce texte !
Les acteurs du secteur, conscients du caractère de plus en plus impopulaire de l’incarcération de masse, se préparent en réalité depuis plusieurs années à une évolution de la législation. Damon Hininger, le PDG de CoreCivic, l’un des géants des prisons privées (avec Geo Group), avait d’ailleurs tenu à rassurer ses actionnaires deux jours seulement après la victoire de Joe Biden en novembre dernier, indiquant avec confiance que « le risque est assez minime », et en insistant sur des contrats conclus avec le Bureau fédéral des prisons représentant 15 % des revenus de l’entreprise en 2010, « contre 2 % aujourd’hui ».
Pour surmonter cette « petite » crise prévue de longue date, CoreCivic et Geo Group ont donc largement diversifié leurs activités et opéré quelques changements cosmétiques, notamment en effaçant le mot « correction » (de « maison de correction ») dans la communication de leurs marques respectives, et en investissant massivement dans le secteur immobilier ou les « maisons de transition ». Ces dernières, des établissements où la plupart des détenus fédéraux passent les derniers mois de leur peine afin de pouvoir rétablir des liens avec la communauté, trouver du travail ou s’adapter à la vie extérieure, ne sont pas non plus concernées par le décret. Et CoreCivic, qui n’en gérait que deux en 2014, en exploitait une trentaine à la fin de l’année 2020.
La fin des contrats avec les prisons fédérales en cachent d’autres, tout aussi lucratifs ! Selon l’ONG The Marshall Project, qui lutte pour une réforme en profondeur du système judiciaire et carcéral aux Etats-Unis, CoreCivic a lancé en 2016 une division immobilière pour acheter et louer des bureaux à des agences fédérales comme le département de la sécurité intérieure, agence forte d’un patrimoine estimé à plusieurs centaines de milliers de mètres carrés. Et faisant de CoreCivic, dixit l’entreprise, « le plus grand propriétaire de biens immobiliers utilisés par les agences gouvernementales américaines ».