En moyenne, chaque année, plus de 150 000 résidents décèdent en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), soit un peu plus d’un par mois et par structure. Dès lors, comment accompagner les usagers dans cette épreuve ultime ? Une question éthique qui, sur le terrain, a encore du mal à trouver des réponses. Malgré la loi « Leonetti » de 2005 sur les droits des malades et la fin de vie (voir encadré ci-dessous), la gestion de la mort demeure bien souvent un tabou dans les institutions médico-sociales. Un sondage de la Fondation Korian pour le Bien-Vieillir, publié en 2018, indique que 77 % des établissements dissimulent le départ du défunt et que seulement 12 % accomplissent un rituel autour du corps. Et si 68 % des répondants envoient à la famille une carte de condoléances ou des fleurs, 17 % déclarent ne pas informer les autres résidents de la disparition d’un de leurs comparses. Si le non-dit de la mort reste puissant en établissement, c’est qu’il l’est aussi dans la société, où la vieillesse et la fin de vie effraient.
Cela « a toujours été un problème dans les Ehpad parce que nous sommes dans une société du déni », affirme Marie de Hennezel, psychologue et psychothérapeute, spécialiste du sujet et auteure du livre L’adieu interdit (éd. Plon, 2020), sur l’impossibilité d’assister un proche dans ses derniers instants pendant le premier confinement. « La mort est cachée alors même que, paradoxalement, les personnes accueillies y pensent, s’en inquiètent, s’interrogent et ont besoin d’en parler. Les professionnels doivent apprendre à dialoguer avec les résidents de ce sujet. Le déni rend la mort encore plus angoissante », souligne-t-elle. Une situation loin d’être évidente.
Quand un acteur de terrain est confronté au décès d’une personne résidente, qu’elle fut âgée ou en situation de handicap, il est confronté à sa propre finitude. « Quand on exerce un métier d’aide à la personne, il faut être au clair avec soi-même sur le sujet. Sans cela, on ne peut pas les accompagner au mieux jusqu’à la fin de leur vie », confie Véronique Tapia, aide médico-psychologique en Ehpad.
Au-delà d’être un sujet sensible, cette question reste très personnelle. Pour l’aborder, les professionnels doivent prendre en compte la situation de chacun. Dans les établissements pour personnes en situation de handicap, par exemple, les résidents ne sont pas tous dans le même état psychologique, n’ont pas même niveau de compréhension. « Parler de la fin de vie avec des personnes autistes ou trisomiques, c’est de l’accompagnement, de l’adaptation, de la répétition », détaille Tristan Eyermann, directeur d’une plateforme de l’association Apajh, qui gère à la fois un foyer de vie, un Esat, un foyer d’hébergement et un Ehpad. « Nous avons mis en place des petits groupes dans lesquels nous commençons à parler de tout et de rien et, petit à petit, nous évoquons leur perception de la mort et recueillons leur souhait. Veulent-ils être enterrés, incinérés ? Comment veulent-ils être habillés pour partir ? Quelle musique souhaitent-il pendant la cérémonie ? », explique de son côté Sophie Del Negro, ancienne éducatrice spécialisée en foyer d’accueil spécialisé (FAS) et en foyer d’accueil médicalisé (FAM).
Pas facile non plus d’aborder la mort alors que l’établissement est d’abord un lieu de vie. « Il faut arriver à jongler entre le contrat obsèques et le projet personnalisé d’accompagnement », estime pour sa part Elise Gambier, directrice de l’Ehpad La Maison de Jeanne, à Villers-Bocage (Calvados). Sauf que la mort renvoie à la vie et qu’elle est partie prenante de l’accompagnement. Cela passe par des formations, des réunions d’équipes, des échanges réguliers avec les résidents et les familles. L’autre difficulté est de gérer ce passage en tant que tel. De ce point de vue, il existe une différence entre les établissements du secteur du grand âge et ceux du handicap. Quand les personnes entrent en Ehpad, elles savent que c’est pour y finir leurs jours. Dans les foyers pour personnes en situation de handicap, les accompagnements durent plus longtemps. Certains professionnels connaissent les résidents depuis vingt ou trente ans. L’approche n’est donc pas la même. Les besoins non plus. « Nous ne sommes pas suffisamment outillés pour affronter la mort. Nous avons encore du mal à envisager les décès des personnes que nous accueillons. Nous devons aller plus loin », admet Hélène Seyfritz, directrice du secteur « habitat et accompagnement » de l’Adapei du Territoire de Belfort.
Autre différence, en Ehpad, très majoritairement, les personnes décèdent au sein de l’institution. Ce qui est rarement le cas pour les personnes en situation de handicap, qui auront auparavant été admises à l’hôpital. Avec les personnes âgées, les professionnels sont amenés à effectuer les toilettes mortuaires (voir « La Minute de Flo » dans les ASH n° 3190 du 25-12-20, page 29). « C’est un moment sacré, hors du temps, témoigne Véronique Tapia. Nous nettoyons intégralement le corps. Nous l’habillons, le coiffons, le parfumons, le maquillons ou le rasons si besoin. Nous faisons au mieux pour que la personne soit la plus présentable, sereine et endormie. Cela ne doit pas être anxiogène pour la famille. » Pour autant, de nombreux points noirs demeurent. « Quand j’ai commencé à travailler en Ehpad, j’ai été choquée de voir que les morts sortaient par l’arrière du bâtiment, à côté des poubelles, déplore Elise Gambier. C’est comme si la personne décédée était évacuée telle un déchet. »
Un exemple qui montre bien, encore une fois, que la mort en établissement se prépare. Il est désormais nécessaire pour les directions de prendre des dispositions, d’organiser des rituels pour accompagner le deuil. L’annonce est en général effectuée par les cadres de santé, les psychologues ou les infirmiers. Au-delà, une célébration peut être organisée, une photo accrochée au mur, une bougie allumée sur un petit autel, un bouquet de fleurs déposé devant la chambre du défunt… « Ces cérémonies sont indispensables, confirme Marie de Hennezel. Cela rassure les résidents. Ils se disent que, lorsque ce sera leur tour, ils seront traités de la même manière. »
Depuis la loi « Leonetti » de 2005, toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées, autrement dit des instructions écrites qui permettent d’exprimer ses volontés en ce qui concerne les conditions de la poursuite, de la limitation, de l’arrêt ou du refus de traitement ou d’actes médicaux, pour le cas où celle-ci serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté. Ces directives concernent tout ce qui est en rapport avec la fin de vie et la mort. « Cela fait partie des outils d’accueil et d’accompagnement, explique Hélène Seyfritz. Mais je dois avouer que nous sommes extrêmement en retard, et c’est malheureusement le cas de beaucoup d’établissements d’hébergement dans le handicap. » Il en est de même en Ehpad, où ces directives sont très rarement rédigées, laissant les professionnels dans le flou. Pour Véronique Tapia, « recueillir des directives anticipées oblige à savoir appréhender la mort. C’est pourquoi nous avons encore du mal à les obtenir ».
Pendant des années, à l’Ehpad La Colombe, à Gigean (Hérault), la mort était considérée comme un échec. « Les résidents partaient sans aucun hommage, par la porte de derrière », se souvient la directrice Véronique Robert. Il y a cinq ans, celle-ci a décidé d’instituer un rituel. Une fois le résident décédé, des professionnels prennent en charge la dernière toilette, font en sorte que la personne soit propre et bien habillée. « Nous rangeons aussi la chambre en enlevant toutes les barrières, les pieds à perfusion… Tout ce qui rappelle que le résident était fatigué et malade », rapporte la cheffe d’établissement. Ensuite, une table est disposée devant la chambre, avec des fleurs, une bougie pour se recueillir et un livre d’or que chacun peut remplir. Pour terminer, toutes les personnes volontaires – des professionnels aux autres résidents et aux familles – participent à une haie d’honneur. « Les pompes funèbres s’arrêtent dans le hall et l’on se recueille quelques instants autour du défunt. Ce moment est accompagné de musique, d’un poème ou autre, si la personne en a exprimé la volonté. Et nous accompagnons le corps jusqu’à la sortie de l’établissement, tous ensemble. Cela permet d’accompagner le résident jusqu’au bout de sa vie et de lui dire un dernier au revoir. » Une manière de ne pas l’abandonner et de poser un regard différent sur la fin de vie.