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La ronde des mo(r)ts

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Ça commence généralement en salle de pause. Au détour d’une conversation, entre notre sacro-saint café et nos sempiternelles tartines, l’un.e d’entre nous lance à la volée : « Vous trouvez pas que la nouvelle dame, Mme Pivoine, ressemble un peu à Mme Rose ? » Nous relevons le nez de notre tasse, fronçons légèrement les sourcils et, au bout d’une demi-seconde, l’un.e de nous s’exclame : « Oh mais oui, elle a un peu la même façon de parler ! »

Et, juste après, un.e autre enchaîne : « Vous vous souvenez qu’elle nous donnait à tous un petit surnom mignon, mon petit chat ma cocotte ma jolie, elle était tellement pleine d’attentions pour nous, une vraie petite maman ! Pas comme M. Muguet ! Lui, c’était tout le contraire. Des jurons du matin au soir, les noms d’oiseaux fusaient, il nous en faisait voir de toutes les couleurs. Avec lui, on en a bavé, hein ? Vous vous souvenez du jour où il avait donné un coup de canne à Mme Lilas ? La pauvre, elle passait juste à côté de lui, et paf, dans le tibia ! »

Nous sommes lancé.e.s, un souvenir en appelle un autre, les petites phrases et les grands moments, une sortie à la mer, un repas qui tourne mal, une chute spectaculaire. « Ce jour-là, il y avait Adèle et Martine, mais si voyons, souviens-toi, Martine, elle était toujours en tongs, été comme hiver, elle est partie en retraite il y a trois ans ! » Et nous repartons de plus belle, chacun.e y va de son petit moment. « Avec Mme Myosotis, nous chantions pendant la toilette », « M. Tilleul nous draguait lourdement », « Mme Camélia planquait du fromage dans ses poches »…

Il y a des rires en salle de pause, ça fuse et ça résonne, ça rebondit sur les murs et dans nos têtes, on vit de sacrés moments, quand même ! Et puis, sans prévenir, c’est un autre souvenir qui surgit. « Vous étiez là quand Mme Rose est décédée ? » Les rires stoppent tout net. « Ah oui… la fin de vie de Mme Rose… c’était long… c’était tellement difficile… Elle s’est vraiment vue partir, la pauvre. »

Une minute de silence, le nez dans nos tasses et la tête ailleurs, nos pensées vagabondent entre les chambres et leurs occupant.e.s… et c’est un autre souvenir qui se rappelle à nous… « Quand même, celui qui m’a le plus marqué.e, c’est M. Cèdre, vous vous souvenez du jour où… » Et nous repartons de plus belle !

Et puis il y a ces choses qu’on garde pour soi, ces mots qu’on ne partage pas, parce que trop intimes, trop douloureux parfois. Il y a des relations particulières, des secrets confiés dans l’intimité d’une chambre et des regards qui ne s’oublient pas.

C’est la cohorte des morts qui défilent autour de nous, et la cohorte des mots qui racontent ou se taisent, souvenirs de leurs dernières années, parsemés de-ci de-là dans la mémoire des soignant.e.s. C’est un peu de leur vie encore présente, Mme Rose et M. Muguet, morts et enterrés, mais pas oubliés.

Déjà six heures, le temps passe toujours trop vite en salle de pause. Nous laissons là nos souvenirs et nos morts. Dehors, les vivants nous attendent, Mme Pivoine demande les toilettes et M. Sapin voudrait appeler son fils. La vie continue, avec les souvenirs des un.e.s et les désirs des autres, avec hier et aujourd’hui.

La minute de Flo

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