« L’article 21 du projet de loi “confortant le respect des principes de la République”, examiné en première lecture à l’Assemblée nationale la semaine prochaine, instaure la scolarisation obligatoire des enfants dès l’âge de 3 ans. Certes, il prévoit quatre motifs de dérogation(1) pour l’instruction en famille mais celle-ci sera désormais soumise à une autorisation aux critères très restrictifs. Elaboré sans concertation préalable avec les associations, le texte véhicule à leur égard suspicion et défiance sans aucune certitude d’atteindre les objectifs recherchés. L’association Autisme Espoir vers l’Ecole (AEVE) pose une question simple au sujet de cet article : quelques cas marginaux, qui n’entrent ni dans l’esprit ni dans la lettre de l’instruction en famille, doivent-ils conduire à jeter la suspicion sur l’ensemble des familles choisissant ce type d’enseignement, en leur imposant d’obtenir désormais une autorisation pour exercer une liberté constitutionnellement garantie ?
Selon son étude d’impact, le projet de loi vise à scolariser trois quarts des enfants actuellement instruits en famille : au nom du respect des principes de la République, il réduit à néant un principe reconnu par les lois de la République ! Le Conseil d’Etat a jugé, dans une décision du 19 juillet 2017, que : “Le principe de la liberté de l’enseignement, qui figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, implique la possibilité de créer des établissements d’enseignement, y compris hors de tout contrat conclu avec l’Etat, tout comme le droit pour les parents de choisir, pour leurs enfants, des méthodes éducatives alternatives à celles proposées par le système scolaire public, y compris l’instruction au sein de la famille” (CE, 19 juillet 2017, n° 406150, Association Les Enfants d’abord, point 3). Le choix de l’instruction en famille met en œuvre le principe de la liberté d’enseignement au même titre que celui de l’école publique ou privée et le législateur ne peut ni dénaturer ni vider ce principe de sa substance en portant atteinte à ses garanties essentielles.
Dans son avis n° 401549 du 3 décembre 2020 sur ce projet de loi, le Conseil d’Etat a relevé que cette réforme “soulève de délicates questions de conformité à la Constitution” (point 61), et porté une appréciation sévère sur sa nécessité : alors que la scolarisation à domicile ne touche que 0,4 % de la population d’âge scolaire, ses résultats prétendument médiocres ne sont pas étayés.
L’atteinte à la liberté de l’enseignement serait en tout cas un bien mauvais signal envoyé aux parents d’enfants malades ou handicapés et à toutes les associations qui, comme l’association AEVE, s’efforcent d’atténuer les conséquences du handicap. Le projet de loi transforme un régime de déclaration préalable, correspondant aux modalités d’exercice d’une liberté garantie par la Constitution, en un régime de déclaration, à renouveler chaque année. L’étude d’impact indique que le silence gardé sur la demande d’autorisation vaudra refus et que les motifs justifiant l’octroi de la dérogation seront strictement interprétés : pour les enfants handicapés, il faudra que la scolarisation dans une école ordinaire ou spécialisée soit “impossible” ! Or la déscolarisation est le plus souvent subie par les parents (l’un des deux doit souvent cesser son activité professionnelle). La loi va transférer la charge de la preuve et reporter sur eux la responsabilité d’une déscolarisation souvent imputable à l’école qui peine à inclure les enfants différents.
Les inconvénients du nouveau régime seront énormes pour les parents : démarches supplémentaires, incluant l’obtention de certificats médicaux auprès de spécialistes en nombre insuffisant (diagnostics fiables difficiles, pour l’autisme en particulier) ; recours impératif au juge administratif en cas de refus ; multiplication des situations d’insécurité juridique et d’irrégularité ; entrée en vigueur dès la rentrée scolaire 2021 qui correspond à la date prévisionnelle de publication au plus tôt du décret d’application… Cela, au pire moment puisque les associations et les institutions fragilisées par la crise sanitaire ont perdu des ressources humaines et financières.
L’association AEVE met en œuvre une méthode de lutte contre les troubles du spectre autistique (TSA), la méthode des “3i” (interactive, individuelle et intensive). Fondée sur le constat que l’enfant autiste voit son développement cérébral bloqué (“un bébé dans un corps de grand”), la thérapie “3i” reprend ce développement par le jeu dans une salle spécialement aménagée au domicile des parents où des bénévoles encadrés par des professionnels jouent avec l’enfant durant 40 heures par semaine. Une inclusion scolaire réussie supposant que l’enfant ait atteint un âge de 3 ans (mesuré par des tests adaptés[2]), cette méthode repose sur une déscolarisation complète en phase 1. En phase 2, commencent des apprentissages à la maison (instruction en famille puis à distance, souvent par le Centre national d’enseignement à distance [Cned]) et l’inclusion scolaire débute en phase 3, avec un retour progressif à l’école, but poursuivi par l’association AEVE comme l’indique son nom. Cette déscolarisation provisoire se justifie aussi par les troubles sensoriels dont souffrent ces enfants, qui se traduisent par un repli sur soi et des comportements stéréotypés qui peuvent perturber le bon fonctionnement des classes(3).
Si cet article 21 était adopté, ce serait la mort annoncée des méthodes développementales de traitement des TSA, les plus prometteuses, la France étant déjà très en retard dans les conditions d’accueil des enfants atteints de tels troubles(4).
Onze mois après les engagements présidentiels pour une société plus inclusive, l’article 21 ne dénie pas seulement l’instruction à domicile, il impose aux familles d’enfants atteints de handicap de nouvelles contraintes intenables.
AEVE entend se mobiliser avec les associations de parents d’enfants malades ou handicapés pour y faire échec et obtenir du Parlement :
• le rejet de cet article qui porte atteinte à une liberté constitutionnelle et aux traités ratifiés par la France(5) ;
• à défaut, qu’il se démarque complètement des intentions initiales du gouvernement : préciser la manière souple et libérale avec laquelle le motif de dérogation pour maladie ou handicap devrait être appliqué et maintenir le régime déclaratif pour l’instruction à domicile. »
(1) Projet de loi, art. 21, ajoutant de nouveaux alinéas à l’article L. 131-5 du code de l’éducation :
« 1° L’état de santé de l’enfant ou son handicap.
2° La pratique d’activités sportives ou artistiques intensives.
3° L’itinérance de la famille en France ou l’éloignement géographique d’un établissement scolaire.
4° L’existence d’une situation particulière propre à l’enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant. »
(2) P. Gail Williams et Marc Alan Lerner, « Council on Early Childhood and Council on School Health », Pediatrics, août 2019, vol. 144, étude américaine sur la notion de « School Readiness ».
(3) « Le Manifeste pour une inclusion scolaire réussie » (AEVE, 2018) apporte de nombreux témoignages d’enseignants et de parents.
(4) Il y en aurait 650 000 en France (prévalence estimée à 1 %), à raison d’une fille pour quatre garçons.
(5) Voir la Convention relative aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006 (art. 7.2, 23.5, 24.2) et la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). Le projet de loi interdit aux parents d’invoquer les convictions politiques, philosophiques ou religieuses de la famille (art. L. 311-5 du code de l’éducation) alors que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg impose de combiner le droit à l’instruction avec le respect de la liberté de conscience et de religion. Le texte va introduire une contradiction difficilement justifiable : selon le Conseil constitutionnel, les parents peuvent invoquer la liberté de conscience ou de religion pour inscrire leur enfant dans l’enseignement privé mais ils ne pourront plus l’invoquer pour choisir l’instruction en famille ! Notons que durant son examen par la commission spéciale, la majorité a reformulé l’interdiction de l’instruction en famille « au nom de convictions politiques, philosophiques ou religieuses », remplacées par « l’intérêt supérieur de l’enfant », pour ne pas contrevenir à la CEDH, privant le texte de sa raison d’être initiale…
Contact : https://www.autisme-espoir.org/