En cette matinée d’hiver, une ambiance mêlée d’effervescence et de concentration plane dans les couloirs des Terrasses de Méhon, à Lunéville (Meurthe-et-Moselle), qui fait office à la fois d’IME (institut médico-éducatif) et d’Itep ( institut thérapeutique, éducatif et pédagogique). Un petit groupe d’enfants, d’ordinaire bien plus dispersés, s’attellent à repérer les sons de leur environnement. Ayden propose au musicien Alexandre Bertrand, membre de la compagnie haut-rhinoise Atelier mobile, d’enregistrer le grincement de la porte d’entrée du bâtiment. Stéphane suggère avec fierté les entrechoquements des boules du billard de la salle de jeu. Une clenche ? Chaque gamin est aux aguets. « C’est riche ! J’ai vraiment de quoi travailler », les encourage Alexandre Bertrand. Ce matin, trois groupes d’environ sept enfants vont se succéder.
La compagnie d’arts forains Atelier mobile a travaillé depuis 2018 avec plus de 150 jeunes d’institutions médico-sociales pour créer son triptyque Oupps (« Objet unique pour public spécifique »). Pour ce projet en trois parties, elle embarque les enfants dans son processus de création. Au départ, la motivation première des artistes était de bousculer leurs habitudes de travail. L’initiative a d’abord évolué auprès de plusieurs établissements du Haut-Rhin, territoire d’action du Créa (Centre de rencontre, d’échange et d’animation culturels), implanté à Kingersheim et partenaire de la troupe. A la mi-2020, la scène de théâtre La Méridienne de Lunéville a décidé de participer aussi à l’aventure. Les contributions des petits Lunévillois serviront de bande sonore pour le manège du Sail (« Structures artistiques interactives et ludiques »), troisième forme du projet. Quant à celles des enfants du Haut-Rhin, elles seront utilisées comme bandes sonores dans les deux premières créations : La carte du Tendre, spectacle grand public qui sera présenté dans les salles des structures culturelles partenaires ; et Pick up, sa déclinaison plus intimiste à base de marionnettes, destinée à être jouée en établissements pour des publics ne pouvant pas se déplacer au théâtre.
Le projet du manège emporte l’enthousiasme des enfants. Lors de la précédente visite de la compagnie, en guise de mise en bouche, Alexandre Bertrand avait recueilli leurs souvenirs de fêtes foraines. Rodolphe Brun, plasticien, les avaient illustrés : autos tamponneuses, pinces à peluches, grande roue… Soutenu par le musicien, chacun des enfants reconnaît ce matin sa participation dans les dessins présentés au mur de la petite salle de Marie-Florence Artaux, leur art-thérapeute. Ici, certains des enfants ne disent jamais « je ». Pour eux, la difficulté à se rassembler est trop forte. « Le contenant corporel leur fait défaut. Ils ont besoin d’une enveloppe sécurisante », explique la professionnelle. Aussi leur apprend-elle à se concentrer sur un seul son qui puisse les contenir, « au contraire de la sorte de bouillie sonore qu’ils perçoivent en général ». La compagnie a misé juste. Le travail sensoriel peut se dérouler à l’infini : « L’important est de les emmener à travers cette recherche artistique vers la relation à l’autre. »
C’est ce qu’Alexandre Bertrand arrive à produire. Après la chasse aux sons, il s’emploie à diffuser les bruits bruts qu’il vient d’enregistrer, invitant les enfants à reconnaître les leurs. Valorisés, ceux-ci peuvent ensuite prendre le micro pour compléter l’exercice avec leur propre expression – par exemple du beatbox (technique musicale consistant à imiter une boîte à rythmes). Des enfants se révèlent, à la surprise des adultes. Ce matin, Baptiste prend le micro et se lâche. Un véritable événement, qui tranche avec le repli habituel du gamin.
« En toute franchise, quand nous avons décidé d’employer de la musique concrète avec les enfants, c’était d’abord dans l’idée de partager avec eux notre façon ordinaire de travailler. Nous n’avions pas anticipé que ça marcherait aussi bien. C’est l’expérience qui nous a fait prendre conscience que nous ouvrions une boîte magique qui permet à tous les enfants de s’exprimer », confie Vanessa Guillaume-Rivelaygue, qui dirige le projet en tant qu’artiste marionnettiste associée. « La plupart du temps, les simples interventions d’artistes dans notre établissement tournent vite à la catastrophe, renchérit Marie-Florence Artaux. Comme ils n’étaient pas familiers de nos publics, ça devenait vite conflictuel. Là, on sent une véritable expertise, et ça change tout pour le lien avec les enfants. »
Alexandre Bertrand avait une expérience d’animation de colonies de vacances pour des enfants atteints de troubles mentaux. Pour le reste, il a appris à gérer ce nouveau public sur le tas, comme le reste de l’équipe. « Nous avions déjà une petite sensibilisation aux publics handicapés avec un projet précédent, mais notre protocole s’est élaboré au fil des trois ans de celui-ci », explique-t-il. « Au début, nous tâtonnions, nous faisions beaucoup de réunions avant et après les laboratoires », se souvient Vanessa Guillaume-Rinelaygue, qui concède avoir aussi vécu des situations de rejet de la part des enfants. Pour avancer, la compagnie a reçu une simple formation de deux jours centrée sur l’autisme auprès de l’Esat (établissement et service d’aide par le travail) culturel L’Evasion, à Sélestat (Bas-Rhin), qui emploie des adultes souffrant de troubles mentaux et psychiques.
Deux mois plus tard, retardée par la crise sanitaire, la compagnie est de retour à Lunéville. Cette fois, elle vient tester son spectacle de marionnettes Pick up, en fin de création. Le matin, avec Rodolphe Brun, les artistes préparent le terrain en faisant remplir aux enfants un modèle de marionnette en guise d’autoportrait. Le petit Lenny choisit de se représenter en joueuse de football, avec un maillot floqué du numéro 10 et de longs cheveux. Ayden préfère se dessiner en vampire, avec des ailes de chauve-souris. Alexandre Bertrand leur présente une première ébauche de bande-son constituée à partir des enregistrements de sa dernière visite. Les enfants reconnaissent leurs trouvailles avec fierté. « Ça, c’est moi qui l’ai fait avec une paille et un verre d’eau », se souvient encore précisément Thomas. Le garçonnet réclame le spectacle avec impatience. Enzo, au contraire, ne se mêle pas au groupe attablé autour des dessins. Sur le canapé, il reste recroquevillé aux côtés d’Emmanuel Wolf. L’éducateur spécialisé sait que le garçon n’est pas dans son assiette aujourd’hui. Il est venu l’accompagner et le rassurer. « De l’extérieur, nous voyons que le projet est porteur, observe-t-il pour le groupe en général. Ce sont des enfants très agités et en demande permanente d’attention. Ils se sentent facilement abandonnés. Là, ils sont apaisés. »
Dans le groupe des enfants de l’Itep, ce matin, Océan ne veut pas participer. Il boude dans son coin, trop préoccupé par la visite à venir de sa mère, et finit par claquer la porte. Il est important qu’il puisse le faire, plutôt que la situation dégénère au sein du collectif. « Les enfants se posent », s’étonne Anthony Cerf, professeur des écoles auprès des enfants de l’Itep, qui souffrent de troubles du comportement et de psychoses sans déficiences intellectuelles, au contraire de ceux de l’IME. « Avec eux, si ça prend, ça prend tout de suite. Océan a réussi à s’extraire, et c’est plutôt pas mal. L’important est de rester dans la proposition sans jamais donner de consignes, tenter de faire de la discipline ou aller chercher les gamins en face à face, complète Pascal Kusy, directeur des Terrasses de Méhon. L’idée est plutôt de leur laisser le loisir de se saisir des propositions tout en tolérant qu’ils puissent ne pas le faire. »
En début d’après-midi, le trac monte pour Alexandre Bertrand et Rodolphe Brun, qui vont présenter Pick up. Les enfants ayant participé aux ateliers viennent accompagnés de tous leurs camarades de classe. Pour Océan, cette fois, l’obscurité est un plaisir. Vanessa Guillaume-Rivelaygue leur explique que le spectacle auquel ils vont assister n’est pas achevé et que cette représentation vise à l’ajuster. « Nous voulons aussi montrer que la création n’est pas une ligne droite, qu’elle est faite de tâtonnements et de renoncements », explique-t-elle en aparté.
Pour ce spectacle de marionnettes, la compagnie a fabriqué un castelet à partir d’un simple chariot d’hôpital. Dans la pénombre, le musicien et le plasticien manient le petit « Moi-même », reflet de chacun avec un miroir en guise de visage. D’abord, les deux artistes reconstituent l’histoire d’amour de ses parents, puis sa naissance. La figurine grandit au fil du temps, symbolisé par les étages d’un gâteau d’anniversaire qui s’accumulent. « J’ai peur des monstres. J’ai peur que Kiabi ferme. » Le petit Moi-même a ses frayeurs, universelles et multiples, reconstituées à partir de témoignages d’enfants enregistrés. Tout au long du spectacle, le petit héros dépasse les obstacles, comme tout un chacun. Entre deux représentations, Rodolphe Brun avoue qu’il avait « beaucoup d’appréhension » au départ de cette aventure. Finalement, les échanges sont plus simples qu’il ne le pensait. « Les enfants sont très directs et spontanés. Quand ils n’aiment pas, ils le disent. Nous avons beaucoup rigolé. Ça m’a confirmé que ce sont avant tout des gamins, avant d’être un public en difficulté », reconnaît-il.
Néanmoins, il n’est pas toujours facile de combiner art et adaptation. Une éducatrice fait remarquer à Vanessa Guillaume-Rivelaygue que les musiques très aiguës qui accompagnent le spectacle peuvent déstabiliser certains enfants. L’artiste admet pouvoir les moduler mais ne consent pas à les abandonner pour ne pas contrevenir à sa démarche artistique. « Ce que tu aimes t’appartient », insiste-t-elle auprès d’une petite fille. Selon elle, chaque forme du projet Oupps se complète : La carte du tendre, par exemple, a une bande sonore beaucoup plus douce qui convient mieux à certains plutôt qu’à d’autres. « Il nous a été suggéré de créer un atelier d’art-thérapie, s’étonne presque la marionnettiste, une discipline trop rarement investie dans les établissements. Cette entreprise nous a montré à quel point il y a un réel besoin de culture dans les structures médico-sociales. Les enfants sont demandeurs. Le problème, évidemment, c’est toujours les moyens financiers. »
Pour permettre à ce projet de se déployer depuis trois ans, la compagnie a pu compter sur l’impulsion du Créa, le centre de ressources artistiques de Kingersheim. Partenaire de la première heure, la structure culturelle a acheté les créations pour son réseau de salles de spectacles et a mis son théâtre à la disposition de la troupe. En créant un poste dédié aux publics porteurs de handicap, elle a aussi permis de faire le lien avec les structures médico-sociales du Haut-Rhin embarquées dans le projet. C’est Céline Kern qui l’occupe : « Les enjeux ont souvent été de rassurer les éducateurs et les soignants sur leurs missions complémentaires et d’ajuster le projet aux espaces restreints des institutions. » L’objectif d’Oupps est de savoir s’adapter et de permettre un rapprochement entre les établissements médico-sociaux et les lieux culturels, principaux leviers financiers. Ce sont ces derniers, en effet, qui achètent les trois productions pour les offrir aux dispositifs. A différentes étapes de la création, le projet a également été subventionné par les collectivités et des fondations.
Aujourd’hui, il ne reste plus aux trois spectacles qu’à vivre leur vie et à circuler. Ils étaient programmés au festival Momix, lequel vient d’être reporté en raison de la crise sanitaire. Quant à sa diffusion future, la compagnie vise autant les établissements jeunes publics que les Ehpad. « Les arts forains, les souvenirs et les émotions d’enfance sont des expériences universelles qui parlent autant aux petits qu’aux grands, soutient Vanessa Guillaume-Rivelaygue. Si chacun arrive à se reconnaître, même un tout petit peu, dans Moi-même, le héros du spectacle, nous aurons réussi notre défi. »