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Une notion encore trop floue pour les professionnels

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La notion de « conflit de loyauté » teinte aujourd’hui nombre de dossiers des professionnels de la protection de l’enfance. Ce concept reste cependant particulièrement sensible à manipuler pour les travailleurs sociaux, souvent peu formés à cette question.

« Ce sont des situations dans lesquelles nous sommes parfois démunis », raconte Laetitia Sabatier. En première ligne pour suivre les familles, cette éducatrice spécialisée, qui vient de rejoindre ces derniers mois un service de mesure judiciaire d’investigation éducative (MJIE), a travaillé pendant une vingtaine d’années dans un service d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) de la Drôme. Les conflits parentaux représentaient alors, selon elle, la majorité des situations qu’elle a été amenée à suivre. « Il peut s’agir de parents séparés, mais aussi de conflits parentaux au sein d’un couple vivant ensemble. Cela place les enfants dans des situations complexes où se jouent parfois des conflits de loyauté », souligne-t-elle. Une réalité, souvent détectée par l’Education nationale, qui serait même, selon l’éducatrice, en nette augmentation : « Je crois qu’il y a eu une montée en charge de ces phénomènes. Quand j’ai commencé, je n’ai pas le souvenir que c’était si prégnant. Je pense que cela s’est installé petit à petit, avec l’évolution de la structure familiale. »

Une parole à décrypter

Selon le pédopsychiatre belge Emmanuel de Becker, qui s’est largement penché sur le sujet, le conflit de loyauté est « un trouble majeur auquel se trouvent confrontés nombre d’enfants de parents séparés ». Difficile, néanmoins, de savoir à quelle ampleur cette problématique se joue dans les dossiers de la protection de l’enfance. Si les données continuent d’être rares autour de l’impact psychologique des conflits parentaux sur les enfants suivis, aucune ne permet à ce jour de mesurer à quel point cette notion est présente dans les situations des enfants qui bénéficient de mesures de protection de l’enfance, ni comment, in fine, elle influence les mesures. Pourtant, ces services semblent tous rodés aux conséquences parfois violentes psychologiquement des conflits parentaux sur les enfants.

A l’instar de Laetitia Sabatier, Katarina Eriksson, travailleuse sociale à la cellule de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip) de Seine-Saint-Denis, affirme elle aussi rencontrer ce type de problématiques dans sa structure. Il s’agit alors pour la Crip de mesurer si les parents sont en mesure de mettre en place des initiatives pour diminuer le retentissement de ces conflits sur leurs enfants. « Nous avons des situations où il y a effectivement des conflits parentaux qui impactent les enfants dans leur vie quotidienne, leur scolarité, leur comportement, ce qui n’est pas nécessairement de l’ordre des violences physiques, mais où nous n’arrivons pas à travailler avec les parents pour mettre en place des choses pour que cela s’apaise, déclare-t-elle. Nous les traitons comme les autres informations préoccupantes. Nous évaluons s’il y a des dispositifs proposés, mis en place, pour soutenir la famille et si c’est efficient pour apaiser la situation. Sinon, nous demandons une évaluation pour que les professionnels de terrain se penchent sur la famille afin d’estimer l’opportunité d’intervenir pour apprécier si les parents sont sensibles aux difficultés que cela peut provoquer chez les enfants, ou s’il faut solliciter le juge des enfants pour qu’un cadre permette à chacun de mieux se positionner autour de l’enfant. »

Mais, une fois sur le terrain, ces conflits sont souvent très ardus à dénouer pour les professionnels. Les services sont encore peu nombreux à avoir mis en place des protocoles spécifiques d’accompagnement. « Lors d’un conflit parental, nous pouvons nous retrouver ballottés exactement comme ces enfants, en ping-pong entre ce qu’on entend de chaque côté des parents, et à finalement ne pas vraiment pouvoir travailler », déplore Laetitia Sabatier. A cette difficulté s’ajoute une vigilance toute particulière à porter à l’égard de la parole de l’enfant. « Quand ils sont pris dans un conflit de loyauté, la parole n’est pas toujours libre, elle peut être téléguidée, manipulée. Il y a plein d’enjeux derrière. On ne peut pas non plus prendre tout ce que l’enfant dit pour argent comptant », précise l’éducatrice.

En parallèle des cas de familles de parents séparés, le concept de « conflit de loyauté » apparaîtrait également en toile de fond de nombreuses situations d’enfants placés, d’après la sociologue Nathalie Chapon, spécialiste des liens en famille d’accueil. Souvent à mauvais escient. « La notion de “conflit de loyauté” est très utilisée pour identifier des situations où l’on sent chez l’enfant un attachement à la famille d’accueil et une possible déperdition des liens du côté de la famille d’origine. On va aussi beaucoup parler de cette notion quand, par exemple, l’enfant va nommer l’assistante familiale “maman. Mais, selon moi, ce n’est pas un problème parce que, pour l’enfant, il n’y a pas de confusion entre sa mère et l’assistante familiale. Dit autrement, il n’y a pas de confusion entre le statut et le rôle. Or il y a conflit de loyauté quand il y a confusion entre les deux. La multiplicité des liens pour l’enfant confié est une richesse. C’est une ressource, et quand on aura inversé notre regard là-dessus, on aura tout gagné, surtout l’enfant. » Et d’ajouter que cette notion est souvent incomprise aujourd’hui : « Quand on parle de conflit de loyauté, on part du principe que les parents sont soutenants, aimants, assumant un ensemble de responsabilités parentales à l’égard de l’enfant. On ne parle pas de parents où il y a des défaillances fortes, de la maltraitance. Que l’enfant soit en conflit de loyauté dans le cas des familles recomposées, par exemple, on le comprend tout à fait parce qu’il y a du soutien et de la solidarité autour de l’enfant. »

Le temps de la formation

La sur-utilisation de cette expression psychologique dans le cas des enfants confiés s’expliquerait par le contexte dans lequel les professionnels évoluent, en particulier par leur manque de formation continue. « Les travailleurs sociaux, y compris les cadres, ont été formés en psychologie et en notion d’“attachement”, mais le plus souvent ces cours datent, souligne Nathalie Chapon. Il est important que l’ensemble des professionnels en protection de l’enfance soient formés sur les différentes enquêtes, recherches qui sont réalisées de nos jours. Quand on est en poste depuis plusieurs années, il y a une déperdition de la connaissance. Mais c’est difficile d’être formé quand on est dans l’urgence continuellement au travail par rapport à des situations compliquées et quand on est en surcharge d’activité, de dossiers à traiter. »

Un constat qui fait écho à celui du sociologue Fathi Ben Mrad, spécialiste de la médiation, qui s’est intéressé à la question du travail social face aux conflits parentaux. Il regrette lui aussi le manque de formation autour de ces sujets. « Malgré la persistance et l’importance des problématiques liées aux séparations familiales, et parfois leurs conséquences délétères sur les enfants, les travailleurs sociaux en AEMO ne disposent toujours ni des outils supplémentaires, ni de possibilités plus importantes pour accompagner ces situations. Par exemple, la réforme de 2018 modifiant le parcours de formation de cinq diplômes d’Etat en travail social a très peu concerné les contenus des enseignements. Ceux-ci n’intègrent toujours pas (ou vraiment de façon marginale) la question de la conflictualité familiale et des modes d’intervention tels que la médiation. »

Au côté de son équipe de l’Association pour la sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, à Montélimar (Drôme), Laetitia Sabatier a pu, pour sa part, participer à un groupe de travail jusqu’en 2018 autour du conflit de loyauté, à l’initiative de la psychologue de l’équipe (voir page 13). Cependant, l’éducatrice reconnaît elle-même qu’elle avait été jusqu’alors peu sensibilisée théoriquement à ces questions. Pour elle, le manque de temps – et de données coordonnées – reste souvent le principal frein pour prendre du recul sur ces situations, s’inspirer d’autres initiatives et mettre en place des accompagnements spécifiques. « Le problème dans notre travail, c’est que nous sommes souvent le nez dans le guidon, nous avons beaucoup de mesures. Sur la Drôme, par exemple, un équivalent temps plein (ETP) suit 27 mineurs. Cela demande beaucoup de temps. Les moyens, nous pouvons les avoir si nous avons la possibilité au niveau institutionnel de nous poser et de réfléchir. Il y a chez les travailleurs sociaux des ressources humaines pour créer des choses. »

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