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Le bénévolat, une pratique sous la contrainte de genre et de classe

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Indéniable vecteur de socialisation et de valorisation, le bénévolat est aussi facteur de domination sur des personnes qui le pratiquent. A l’image des femmes précaires des quartiers prioritaires de la ville. Contraint, cet engagement par défaut et faute d’emploi devient du travail gratuit et un facteur de discrimination entre les « bons » et les « mauvais » pauvres.

« J’ai mené une recherche dans le cadre d’un master de sociologie. A l’origine, j’avais pour projet de traiter des rapports de domination et des mécanismes de reproduction à l’œuvre dans les parcours de vie des femmes qui les ont conduites à la situation de vulnérabilité et de précarité dans laquelle elles se trouvent aujourd’hui : sans qualification ni formation, sans emploi, à la tête d’une famille monoparentale et vivant dans un quartier populaire. Il s’est rapidement avéré que toutes les femmes que j’ai alors rencontrées avaient une pratique bénévole dans une association implantée dans leur quartier d’habitation.

Elles y puisent des bienfaits. Elles racontent en avoir reçu une valorisation et du lien social. Au démarrage de leur pratique, leurs motivations sont diverses : Isabelle précise qu’elle a débuté juste après sa séparation, “pour [se] remettre, dans une phase un peu dépressive”. Nadine déclare avoir été “en recherche de compagnie et d’occupation”. Sandra met en avant le sentiment d’existence au monde que lui procure cette pratique dans laquelle elle est prête à investir beaucoup de temps et d’énergie pour, comme elle le dit au cours de l’entretien, “ne plus être un fantôme”.

Le bénévolat répond donc à un besoin. Cependant, les perspectives d’accès à l’emploi paraissent limitées dans les propos des femmes elles-mêmes. Isabelle explique : “Je n’ai pas le diplôme pour accéder à une embauche, je manque encore de technique. C’est pour ça que je cumule plusieurs associations : pour apprendre la technique.” De plus, le statut de bénéficiaire du revenu de solidarité active (RSA) a renforcé une vision négative que ces femmes ont d’elles-mêmes : “C’est vrai qu’à force d’être au RSA, des fois on perd un peu confiance en soi.” Rattachant leur pratique bénévole au fait qu’elles ne puissent accéder à l’emploi, faute de diplôme, de technique, de confiance en soi, ces femmes ont ainsi intériorisé les caractéristiques de l’“individu par défaut”, selon l’expression du sociologue Robert Castel(1). A tel point qu’Isabelle, par exemple, a du mal à envisager une issue positive malgré son implication très intense dans la pratique bénévole. “Mon but, c’est de peut-être un jour pouvoir travailler dans une association. Mais si je veux vraiment être honnête avec moi, je ne pense pas pouvoir l’atteindre.”

La dimension normative de l’engagement

Si ces motivations émanent des personnes elles-mêmes, elles restent toutefois inscrites dans des processus de socialisation liés à une recherche d’emploi. Il convient alors de s’interroger : s’agit-il de motivations personnelles fondées sur l’engagement libre ou de contraintes institutionnelles ? Envisager la pratique bénévole comme étant inscrite dans le cadre d’une carrière(2), à l’instar de Maud Simonet, sociologue, permet d’aborder “la construction sociale et la dimension normative de l’engagement”(3). Dans ce contexte, celle-ci analyse les carrières bénévoles, “comme des choix par défaut, sous contrainte de genre et de classe et participant à la reproduction des intérêts de celle-ci”(4).

Ainsi la pratique du bénévolat n’est-elle pas uniforme. Qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes, de personnes ayant par ailleurs un emploi ou, au contraire, d’individus qui en sont dépourvus, le bénévolat se pratique de façon différenciée et offre des apports spécifiques. Il est donc bien question de genre et de classe.

Les féministes ayant analysé le travail domestique réalisé par les femmes dans la sphère privée ont été conduites à le qualifier “de travail invisible” cherchant une justification dans les notions d’amour, de don de soi et de dévouement. Cette même analyse peut être faite du travail bénévole reposant non plus sur l’amour et le dévouement mais sur des valeurs d’engagement(5). Dans ces deux cas, travail domestique et travail bénévole sont l’enjeu de rapports de classe et de genre. Ceci est d’autant plus vrai pour les femmes rencontrées dans cette recherche au vu de leur parcours de vie. Maud Simonet et le professeur de science politique John Krinsky montrent ainsi que pour certaines catégories sociales, dont ces femmes font partie, “le travail invisible est le lieu d’un triple rapport de domination, d’exploitation et d’oppression”(6).

Maud Simonet a, pour sa part, établi que pour les personnes intégrées dans le monde du travail, le bénévolat permet d’obtenir “un supplément de sens, une ouverture de l’espace des possibles et de nouvelles ressources dans le cadre des possibles”(7) ; pour les autres, se trouvant en difficulté pour trouver leur place sur le marché de l’emploi, il s’avère qu’elles “n’ont pas vraiment d’autre choix que d’accepter de travailler plus ou moins gratuitement, faute de mieux, pour avoir le droit à un peu d’idéal et à un peu d’avenir”(8). Cette pratique correspond, pour les premières à un cumul et, pour les secondes, à un choix par défaut.

La logique visant à proposer aux bénéficiaires des aides sociales d’être bénévoles s’inscrit dans celle du workfare. Il s’agit d’accepter un travail gratuit pour justifier des aides perçues. Issue des Etats-Unis où elle est très prégnante dans le champ de l’aide sociale, cette logique tend à se développer en France.

Une valorisation qui « compense » l’absence de rémunération

D’ailleurs, le vocabulaire employé par les femmes que j’ai rencontrées est significatif. Elles parlent de “boulot”, de “démission”, de “poste” et peuvent dire en évoquant le bénévolat : “On n’a pas l’impression d’aller travailler”, “Je travaille que comme ça” … Mais c’est aussi le temps passé : jusqu’à cinq jours par semaine, sept heures par jour ; les responsabilités endossées : montage de projets, encadrement de bénévoles, interface entre la structure et les habitants ; et les compétences requises, qui conduisent à percevoir le bénévolat comme une pratique s’apparentant à l’emploi.

Du point de vue des personnes, il semble que les apports du bénévolat en termes de valorisation, de socialisation, de sentiment d’existence au monde, que nous avons développés plus haut, soient des aspects suffisamment importants pour minimiser le fait que ce travail bénévole n’apporte ni rémunération, ni droit, ni protection sociale. Les femmes que j’ai rencontrées ne font jamais état dans leurs propos de ressentiment concernant ces aspects et semblent même avoir intériorisé une justification. A l’instar d’Isabelle, qui dit à plusieurs reprises qu’elle n’a pas les diplômes ni la technique pour pouvoir exercer ce travail dans le cadre d’un emploi rémunéré.

L’incitation au bénévolat s’inscrit dans une logique plus globale. Le traitement du bénévolat par les politiques publiques depuis les années 1980 est envisagé comme une solution à la question sociale du chômage et de la dissolution des liens sociaux. Grâce à l’engagement citoyen et à l’utilité sociale qu’il produit, il répond dès lors à des besoins sociaux que ni le marché de l’emploi, ni l’Etat ne semblent pouvoir satisfaire.

Les associations de proximité doivent se conformer aux attendus des politiques et des financeurs, tout en construisant des espaces de mise en œuvre du bénévolat préservant les usagers de cette politique d’activation qui vise, en négatif, à stigmatiser le “mauvais pauvre” et le bénéficiaire passif. »

Notes

(1) Robert Castel – La montée des incertitudes. Travail, protection, statut de l’individu – Ed. Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2009, p. 27.

(2) Maud Simonet – Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, Ed. La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2010, p. 34.

(3) Maud Simonet, 2010, op. cit., p. 30.

(4) Ibid, p. 39.

(5) Ibid.

(6) Maud Simonet et John Krinsky – « Déni de travail : L’invisibilisation du travail aujourd’hui. Introduction » – Sociétés contemporaines 2012/3 (n° 87), p. 7.

(7) Ibid, p. 53.

(8) Ibid.

Contact : anna.remy@wanadoo.fr

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