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“L’inceste est un génocide identitaire”

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Depuis la sortie du récit de Camille Kouchner, La familia grande, les témoignages de personnes victimes d’inceste se multiplient. Une libération de la parole en trompe-l’œil pour la psychothérapeute Hélène Romano, qui pointe des défaillances dans la prise en charge et une « maltraitance » des professionnels de terrain.
Que révèle de notre société la multiplication des témoignages sur l’inceste ?

Cela dit deux choses. La première étant qu’il s’agit en France d’un véritable fléau et qu’il n’est pas question d’actes isolés. Pour la seconde, j’observe que lorsque les révélations sont tardives, cela entraîne très souvent une sorte d’incompréhension de la part des proches et du grand public. Pour avoir participé à des plateaux et entendu des journalistes parler de l’affaire Kouchner, je peux vous dire que cela dérange beaucoup que l’enfant victime parle une fois adulte. Alors que cela devrait constituer un véritable soulagement, les conséquences de la parole révélée se révèlent dramatiques. C’est un autre cauchemar qui commence. Il pourrait paraître tentant de se dire qu’avec ces récents témoignages les choses évoluent dans le bon sens. Mais, en réalité, l’omerta persiste autrement. Si révéler les faits peut être salvateur psychiquement, cela ne signifie pas que la personne est sortie d’affaires, bien au contraire. Il ne se passe rien. C’est le vide sidéral. On donne l’illusion aux gens que, s’ils parlent, ils vont être écoutés. On les incite à porter plainte, mais 98 % des plaintes sont classées. Il y a un décalage entre les annonces politico-médiatiques et la réalité de terrain. La plupart des enfants victimes d’inceste sont rejetés par la famille, car ils sont ceux à travers qui le scandale et la transgression absolue ont été dévoilés. Camille Kouchner le dit très bien, lorsqu’ils en ont parlé la première fois, ils n’ont eu aucun soutien de leur père et de leur mère.

La libération de la parole est-elle plus compliquée dans certains milieux ?

C’est probablement plus difficile pour les enfants victimes d’inceste issus des catégories socio-professionnelles moyennes et supérieures, car ce sont de milieux moins facilement repérés par les services sociaux. Quand il s’agit de familles très carencées aux niveaux éducatif et financier, elles sont connues par les assistantes sociales et les éducateurs. Mais lorsque les professionnels ont une suspicion concernant des gens qui n’appartiennent pas du tout à ces mondes, il y a moins d’identification projective. Ces projections, très fortes, posent actuellement problème : il existe beaucoup moins de supervision dans les équipes que dans les années 1980 et 1990. C’est-à-dire d’espaces pour parler, s’exprimer, essayer de comprendre ces situations et ne pas rester seuls face à ses propres représentations. Par ailleurs, quand il s’agit de personnes connues, les professionnels subissent des menaces, des pressions et font face à des familles qui ont de très bons avocats.

Comment accompagner les enfants qui évoluent dans un climat incestuel ?

L’« incestuel » est un terme mis en lumière par le psychanalyste Paul-Claude Racamier. Pour faire simple, c’est toute l’ambiance, sans les passages à l’acte. Le repère, pour les professionnels, c’est lorsqu’il n’y a pas de différenciation générationnelle. Les enfants sont traités comme les adultes, on parle des mêmes choses, on se lave ensemble… Il n’y a pas de respect de l’intimité, pas d’empathie, ni d’altérité. Par ailleurs, l’interdit de l’inceste n’est pas transmis. Nous observons ainsi beaucoup de passages à l’acte entre enfants, qui vont dire : « Il ou elle n’a pas dit non. » Ces situations méconnues sont difficiles à repérer quand on n’est pas formé. Cela demande une prise en charge systémique, c’est-à-dire de toute la famille : l’enfant, les parents, la fratrie. Comme l’incestuel représente en quelque sorte le cran juste avant l’inceste, il est parfois possible de travailler avec les parents, de rappeler les interdits. Souvent, ceux-ci ont eux-mêmes eu des parents incestueux.

Quelles sont les étapes de reconstruction pour les enfants et adolescents ?

C’est un long chemin tortueux. Ce n’est pas tellement le fait d’être reconnu victime ni le pardon de l’auteur qui aide la personne, mais davantage la reconnaissance en tant que sujet. Parce que la « victime » est une sous-catégorie de sujet. L’inceste est un « génocide identitaire », expression qui a été validée dans la littérature internationale, non sans mal. Il attaque la filiation, le rapport au corps, l’estime de soi… C’est un processus psychique qui détruit l’altérité. Comment voulez-vous qu’un enfant ayant été violé par un adulte faisant autorité aille trouver de la confiance auprès d’un autre adulte ? Il faut changer ce paradigme selon lequel c’est à l’enfant de demander de l’aide. C’est aux adultes de décrypter les troubles. Un enfant victime, par principe, a honte. II est écrasé par la culpabilité. Il n’a plus confiance ni en lui, ni en les autres, et ne peut pas se plaindre.

Comment assurer une meilleure prise en charge ?

La priorité devrait être la formation. L’apprentissage du recueil de la parole de l’enfant existe en formation continue, mais presque pas en formation initiale. Les enquêteurs exerçant en brigade de la famille ne sont pas suffisamment préparés, le centre de formation a été supprimé. Il n’y a plus une seule heure de cours concernant la protection de l’enfance pour les magistrats. Les seuls qui se forment sont volontaires pour assister à une semaine de cours par an, et il n’y a que 20 places. Les professionnels ont des savoirs théoriques, mais pas pratiques. Ils devraient sortir de formation en sachant repérer la perversité, comment fonctionne le système pénal, comment faire un signalement, un entretien… Je suis stupéfaite d’en voir encore aujourd’hui recevoir des enfants dans leur bureau sans aucun matériel de médiation et s’imaginer que ceux-ci vont parler en présence du parent.

Sur le terrain, à quelles problématiques se heurtent les professionnels ?

Cela fait trente ans que je travaille en protection de l’enfance, et je n’ai jamais vu les professionnels aussi mal traités. Une collègue psychologue a été tuée il y a plusieurs mois. Moi-même, j’ai été menacée par un père douanier avec une arme. Il a eu un simple rappel à la loi et je n’ai pas eu la mesure de protection que je demandais, avec l’interdiction qu’il approche mon cabinet. Quand vous voyez un pédophile en expertise, vous êtes protégé si le rendez-vous a lieu en prison, mais pas à votre cabinet. Lorsque le pédophile va voir un juge, il est accompagné par la police, par l’avocat. Le juge ne se retrouve jamais seul avec lui. Pourquoi n’est-ce pas la même chose pour un psychologue ? Les enquêtrices sociales qui vont à domicile s’y rendent souvent seules, dans des conditions effroyables de mise en danger. Cela n’inquiète personne. C’est un abandon institutionnel des professionnels de terrain dont les conséquences sont beaucoup d’arrêts de travail, des burn-out, des suicides. Certains se mettent à boire. Les professionnels vont très mal, mais il ne faut pas le dire, on idéalise. C’est une omerta générale. Seulement, on ne peut pas protéger les enfants si l’on ne protège pas les professionnels.

Docteure

en droit privé et en sciences criminelles, Hélène Romano a publié une trentaine d’ouvrages, dont L’enfant face au traumatisme (éd. Dunod, 2013). Elle a également créé l’Institut traumatisme psychique et résilience (ITPR), destiné à former les professionnels.

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