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L’entreprise d’abord, la formation ensuite

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A Marseille, l’association Working First 13 aide des personnes atteintes de maladies mentales désireuses de trouver un emploi en milieu ordinaire. Une équipe pluridisciplinaire leur propose un coaching à la carte, pragmatique et pratique, tandis que des pairs-aidants servent de catalyseurs.

« Je veux devenir comédien ! » Depuis cinq ans, Jérôme, 25 ans, est accompagné par un binôme de « job coachs » de Working First 13 (ou WF13, pour « L’emploi d’abord »). Ce dispositif est géré par l’association marseillaise éponyme, en collaboration avec l’assistance publique-hôpitaux de Marseille (AP-HM). Le jeune homme souffre de troubles bipolaires et a du mal à s’intégrer en milieu professionnel. Depuis qu’il est partie prenante du dispositif, il a tenté divers métiers au gré des propositions. « On m’accompagne avec beaucoup de patience et de pédagogie. Il y a plus d’écoute ici que chez n’importe quel psy », lâche-t-il.

Jérôme est dans la file active des 40 personnes suivies chaque année par l’équipe de WF13. Comme lui, toutes souffrent d’un handicap psychique ou d’une maladie mentale : schizophrénie, bipolarité, troubles psychiatriques sévères et troubles associés tels qu’une addiction avec dépression sévère. « Une partie vient de la rue, repérée par la BMPP » (brigade mobile psychiatrie et précarité), indique Sonia Abelanski, une des sept job coachs de WF13. Une autre relève du dispositif « Un chez-soi d’abord ». « Ce sont des personnes qui ont eu un parcours de rue et à qui un logement a été proposé », explique-t-elle. Il y a aussi un public passé par le centre de réhabilitation psychosociale de l’AP-HM et une petite proportion de personnes relevant du syndrome d’Asperger. Tous ont le même désir d’entrer dans le monde du travail. « C’est pour cela qu’ils viennent ici, notre propos étant justement de faciliter leur emploi », déclare Caroline Gianinazzi, job coach et médiatrice de santé pair.

Depuis sa création en 2014, le programme Working First déploie une méthodologie fondée sur l’IPS (Individual Placement and Support, ou « soutien à l’emploi individualisé »). Eprouvée aux Etats-Unis depuis les années 1990, cette démarche est encore assez unique en France. Elle propose une boîte à outils pour aider ce public à accéder à l’emploi en milieu ordinaire et à s’y maintenir. L’équipe a mis en place un accompagnement poussé sur le principe du « Zéro exclusion ». Illimité dans le temps, le suivi peut durer trois mois ou cinq ans… « Nous nous basons sur les préférences, les aspirations des personnes en matière d’emploi, et certains ont des choix très précis. On s’attache plus à leurs compétences et à leurs capacités qu’à leur handicap psychique », souligne Caroline Gianinazzi.

Ainsi, un participant peut être schizophrène et rêver de devenir pilote d’avion, scaphandrier, animateur radio, de travailler à l’opéra… ou comme boulanger. « Dans un parcours classique, un chargé d’insertion lui expliquerait d’entrée que certains métiers ne sont pas possibles pour lui », évoque Sonia Abelanski. Ici, c’est plutôt l’inverse. Sur le principe de l’enquête, tout va être mis en place pour permettre à l’un de rencontrer un pilote à l’aéroport de Marignane, à l’autre un boulanger de la ville, ou encore le directeur d’une radio, un chef d’orchestre de l’opéra de Marseille… « On fait de la mise en réseau », souligne la professionnelle. Même si, au final, le candidat à l’animation radio a trouvé un poste d’auxiliaire de vie auprès des enfants du directeur d’antenne, « tout part d’eux ».

« Notre objectif est qu’ils prennent du plaisir »

La mission du programme Working First consiste à amener chacun à expérimenter ses possibles, à l’aider à prendre soi-même conscience de ses limites et à affiner ses choix. Avec le parti pris de viser d’abord un placement en entreprise (« Place and Train ») avant d’envisager la formation qui pourrait s’avérer nécessaire. « Notre objectif est qu’ils prennent du plaisir, qu’ils aient envie de sortir de chez eux », affirme Sylvie Katchadourian, trésorière adjointe de l’association WF13.

Souffrant de schizophrénie, Salim vient depuis 2017 régulièrement au dispositif : « C’était très dur de chercher tout seul. Ici, j’ai été aidé, mais je suis resté libre de choisir ce que je voulais faire. Au CMP [centre médico-psychologique] où j’allais avant, on me proposait des ateliers d’insertion professionnelle qui n’aboutissaient jamais, moi-même j’avais mal ciblé ma recherche. » Lui qui aime bien aider les autres a trouvé, en mai 2019, un contrat à durée déterminée d’un an comme accompagnateur de personnes handicapées physiques, qu’il plaçait dans les trains. « Je me suis senti soutenu. Les job coachs ont proposé de m’accompagner au premier entretien. Ça m’a rassuré ! » En septembre dernier, il a trouvé un nouvel emploi, cette fois en contrat à durée indéterminée, comme travailleur pair dans un CMP de la ville. « Il a atteint son but, se félicite Frédéric Debroas, job coach et formateur IPS. Nous l’avons aussi intégré comme secrétaire adjoint de notre bureau. »

Pour aider les personnes à trouver un emploi, les coachs prospectent eux-mêmes les entreprises, activant leurs carnets d’adresses. « On passe 60 % de notre temps avec des employeurs », note Sonia Abelanski. Les secteurs sont très variés : secrétariat, comptabilité, assistance vétérinaire, vente, industrie, sécurité, entretien, bâtiment, restauration… « Le principe est d’“aller vers” les entreprises, nous rencontrons les employeurs pour leur parler de personnes désireuses de travailler, pour les sensibiliser sur ce public », décrit Caroline Gianinazzi. Généralement, ce démarchage s’opère d’abord sans le bénéficiaire. Mais pas toujours : « Cela lui permet de se rendre autonome, d’être actif, dans sa recherche, c’est comme un apprentissage. » Une méthode orientée vers l’action dans une optique de responsabilisation. Certains finissent par se présenter seuls. Ils peuvent même changer d’activité, l’équipe continuera de chercher avec eux.

Selon la philosophie de l’IPS, l’emploi est considéré comme facteur de rétablissement, permettant de se stabiliser. « Cela peut aussi être du bénévolat, ce n’est pas important », stipule Caroline Gianinazzi. Ces personnes souffrant de problèmes mentaux ne sont d’ailleurs pas forcément considérées comme des handicapées. « En France, on peut vivre avec une telle problématique sans forcément la faire reconnaître », pointe Sylvie Katchadourian. Surtout, la personne choisit elle-même de « divulguer » ou non sa maladie à son employeur. « C’est compliqué d’en parler, déplore Salim qui, de ce fait, a parfois connu des difficultés dans ses recherches d’emploi. Il faut passer l’obstacle de l’entretien pour expliquer que l’on peut avoir un problème psy tout en étant capable de mener à bien nos missions. »

« L’impression d’être sur un pied d’égalité »

Pluridisciplinaire, l’équipe provient d’horizons divers : l’une a été psychologue dans le secteur de l’insertion professionnelle ; l’autre, directeur d’un Esat (établissement et service d’aide par le travail) ouvert ; il y a aussi un travailleur social, un médiateur de santé de l’AP-HM, un ex-salarié de l’insertion aujourd’hui chef d’entreprise dans les sports de glisse… Quant aux bureaux de l’association, ils se situent en plein cœur de Marseille, dans un espace de coworking qui accueille des artisans en ameublement, en menuiserie, des créateurs, des commerciaux. Les personnes accompagnées s’y rendent pour effectuer des démarches telles que la finition d’un curriculum vitae. « Nos bureaux servent essentiellement de lieu où se retrouver avant d’aller ailleurs », énonce Caroline Gianinazzi.

En effet, les rendez-vous hebdomadaires de suivi se déroulent le plus souvent en ville, dans un café, et parfois au domicile lorsqu’une personne trop stressée a tendance à s’isoler et ne veut pas sortir. « On part toujours de son envie, en travaillant sur le stress s’il faut », indique Sonia Abelanski. « A Pôle emploi, on n’est jamais reçu. Ici, c’est plus convivial, ça donne l’impression d’être sur un pied d’égalité », estime Claire, accompagnée depuis juin 2019. Atteinte d’une maladie rare à l’origine de problèmes psychologiques, la jeune femme, ancienne juriste, n’avait pas travaillé depuis 2012 du fait de sa santé. Juste avant le confinement, Farouk Tazhine, formateur et job coach à WF13 depuis juillet dernier, lui a trouvé un poste comme bénévole dans l’association Solidarité famille.

« Il existe une vraie synergie de groupe qui peut s’avérer efficace », estime Sabine Casali. Dirigeante d’une entreprise de peinture en bâtiment, elle est aussi vice-présidente de WF13, où elle s’investit doublement : âgé de 23 ans, un de ses fils a déclenché à ses 16 ans une psychose schizoïde. Après un passage par le dispositif, il a obtenu son permis et terminé un CAP d’ébénisterie et de sculpture sur bois. Et il a décroché en septembre 2019 un emploi de menuisier-ébéniste pour un an à la Croix-Rouge.

Sabine Casali essaie de promouvoir l’action de WF13 auprès des entreprises. « Ce n’est pas simple », convient-elle. Car, si nombre d’employeurs se montrent davantage attentifs aux problèmes de santé mentale des salariés, ils restent frileux quant à l’embauche. « L’idée que l’on ne guérit pas d’une schizophrénie, qu’elle aurait plutôt tendance à s’aggraver, est encore très répandue. Pourtant, 10 % des malades en guérissent, c’est peu connu des soignants », assure Raphaël Bouloudnine, médecin psychiatre formé aux principes du « rétablissement » à l’université de Yale (Etats-Unis). Selon ce praticien, coordinateur de Working First X (WFX, l’organisme de formation que WF13 a créé pour diffuser la méthode IPS en France –, « les malades peuvent parfaitement avoir une vie qui leur convient, épanouie ». Il insiste surtout sur l’utilité des pairs aidants au sein d’une équipe, qui « peuvent être catalyseurs de rétablissement ».

Les pairs-aidants qui interviennent au sein de l’équipe de WF13 ont eux-mêmes connus des problèmes psychiatriques. Ils se sont stabilisés ou remis sur pied. Forts de leur savoir expérientiel, ils aident d’autres personnes à se rétablir à leur tour, à atteindre des objectifs de projet de vie ou de soins. « Les soins permettent de remonter la pente, mais l’accès à une vie sociale et à la citoyenneté par les loisirs et le travail est fondamental », observe Yves Bancelin, travailleur pair professionnel, autrefois sujet à des troubles bipolaires alliés à de la paranoïa et à des addictions. Il complète : « Le travail de médiateur m’a beaucoup appris sur mes fragilités. Maintenant, j’aide les gens à comprendre de quoi ils souffrent. » Depuis 2016, il est aussi formateur « rétablissement » pour l’association, laquelle a déjà sensibilisé une centaine d’équipes à la méthode sur le territoire français. Cette méthode essaime ainsi auprès de centres hospitaliers universitaires et de partenaires de l’insertion professionnelle.

Dès la première année, la moitié des personnes accompagnées par WF13 avait eu accès à un emploi. « C’était du jamais-vu pour un public avec des troubles psychiatriques sévères et assez isolés », note Sylvie Katchadourian. Depuis, le taux est resté constant. « Des gens qui n’osaient pas et à qui on avait dit qu’ils ne travailleraient plus ont été métamorphosés », témoigne encore Caroline Gianinazzi. Le plus difficile reste le maintien dans l’emploi sur le long terme. Et l’association WF13 elle-même n’est pas dans une situation très confortable : depuis son lancement en 2014, ses financements n’ont jamais été pérennes, qu’ils proviennent de mécènes ou d’institutions comme l’agence régionale de santé, avec le fonds d’investissement régional (FIR), ou la préfecture des Bouches-du-Rhônes via la préfète déléguée pour l’égalité des chances. D’autres pourraient prendre le relais en 2021. « Nous sommes dans le champ de l’innovation sociale et nous ne rentrons jamais dans la bonne case, mais cela nous permet d’être plus créatifs, de prendre des initiatives », relève Sonia Abelanski. En tout cas, il a permis à Younsi, arrivé d’Algérie dans une situation plus que précaire, de décrocher en novembre dernier un rendez-vous à Pôle emploi. Avec l’espoir de trouver, bientôt, un job de boulanger.

Reportage

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