Le code de l’action sociale et des familles proposé par un éditeur comporte 1 948 pages. Si cette version commentée est bien moins épaisse que le code du travail (plus de 3 700 pages), ce code reste touffu et guide l’activité des quelque 30 000 établissements et services sociaux et médico-sociaux en France. Et pourtant, « les juristes comme les universitaires spécialisés sont peu nombreux, de manière inversement proportionnelle à la taille du secteur », constate le professeur de droit public Robert Lafore. Résultat ? Dans le social et le médico-social, la culture juridique se révèle lacunaire : faute de maîtriser pleinement le système juridique, les établissements appliquent des circulaires sans recul, illustre-t-il.
A défaut d’avoir des services étoffés sur le sujet, les établissements réservent d’abord leurs postes aux juristes de droit social, comme tout employeur. « Les juristes sont surtout présents dans les très grandes structures. Dans les plus petites, les questions de droit sont traitées par les équipes de direction et celles des ressources humaines. C’est la raison pour laquelle les établissements font appel aux fédérations sur ces sujets », explique Déborah Beneult, en charge du service juridique de l’Uriopss (union régionale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux) Nouvelle-Aquitaine. Ainsi, le Groupe SOS, qui compte 18 000 salariés et 550 établissements et services, dispose au global d’une vingtaine de juristes, principalement répartis entre le siège et certaines directions régionales. Ils se partagent notamment différents sujets relatifs à la vie interne de la structure : droit social, droit des contrats, droit des affaires et des restructurations. Intervenant sur le cœur de métier des professionnels, une personne couvre le droit de la santé et de l’action sociale, le droit public et le droit pénal. « Elle va être en lien avec les opérationnels, accompagner les responsables qualité dans l’établissement des procédures, assurer une veille juridique », détaille Rachel Blough, directrice juridique du Groupe SOS.
Des pratiques hors des clous
Les spécialistes du droit de l’action sociale et du médico-social constatent pourtant au quotidien les signes d’une insuffisante culture juridique. « Les organismes gestionnaires et les établissements sont assez demandeurs d’une mise en conformité de leurs documents par rapport aux droits des personnes accompagnées. On observe que leurs règlements de fonctionnement ou leurs contrats de séjour sont parfois creux, alors qu’ils ont pour but de décrire les modalités concrètes des droits des usagers », relève Olivier Poinsot, juriste au cabinet Accens Avocats. « Les établissements ont tellement la tête dans le guidon qu’ils font des tas de choses hors des clous de la loi, ou pèchent sur de petits points de détail », observe une juriste indépendante. Et de citer diverses entorses aux règles : mise en œuvre de contentions sans respect des procédures, contrats de séjour mal rédigés, règlements de fonctionnement enfreignant les libertés…
Autre exemple d’erreur classique, rencontré dans les Esat (établissements et services d’aide par le travail) : la remise d’une fiche de paie aux travailleurs, alors qu’ils ne sont pas des salariés mais des usagers. Un tel impair reste fréquent alors qu’il expose – en théorie – à des actions de requalification en CDI, observe Didier Rambeaux, président d’Andicat (Association nationale des directeurs et cadres d’Esat). La très maigre législation encadrant les conditions de travail dans ces établissements pourrait expliquer ce manque de formalisme. Par ailleurs, « les contrôles sont peu fréquents, les agences régionales de santé [ARS] sont totalement débordées. Les contentieux s’avèrent rarissimes. Et les retraits d’agrément se produisent très peu », ajoute Didier Rambeaux, à rebours d’autres structures qui s’adaptent à la « judiciarisation » de leur secteur (voir encadré page ??).
Mais il arrive aussi que les risques pris ne le sont pas toujours du fait des établissements, piégés dans des situations problématiques. « Dans le champ du handicap, le législateur a considérablement réduit la liberté de résilier les contrats de séjour. Les établissements sont alors confrontés à des résidents dont la situation s’est dégradée, devenant incompatible avec le projet d’établissements et entraînant des risques juridiques de responsabilité », observe Olivier Poinsot. « Des moyens insuffisants, ou la diversité des publics en difficulté accueillis par exemple, peuvent rendre difficiles la protection des usagers et la mise en œuvre de solutions adaptées et personnalisées », abonde Anne-Sophie Franc, avocate au cabinet Delsol Avocats.
Un rôle d’appui
Certaines associations ont déjà renforcé leurs équipes. C’est le cas de l’Acsea, située dans le Calvados, qui gère 28 structures dans la protection de l’enfance et le handicap. « C’est un élément de sécurisation, car on n’est pas expert de tous les domaines. Cela permet de prendre conscience de certains risques tout en gardant son calme, sans stresser ni tétaniser les collaborateurs », apprécie son directeur général Pascal Cordier. A l’Acsea, c’est donc la directrice juridique Elodie Frago qui passe au tamis les projets d’établissement ou les documents qui engagent les établissements. « Plus un projet est bien ficelé, mieux on va pouvoir se défendre en justice en cas de contentieux », souligne-t-elle.
Au service des professionnels, elle tient depuis des années la « hotline juridique ». « Hier un Itep [institut thérapeutique et pédagogique] m’a contactée pour savoir s’il pouvait faire conduire des scooters dans le cadre d’une mission d’insertion professionnelle. Si les parents exercent l’autorité parentale, alors il faut obtenir leur autorisation en amont. Pour moi, la réponse est évidente, mais eux n’ont pas le temps de prendre du recul : ils doivent s’occuper de jeunes qui bougent toutes les deux minutes ! Ils pressentent la réponse mais veulent être confortés », explique la directrice juridique. « Il faut souvent revenir sur la notion d’autorité parentale, confie-t-elle. J’ai des actions en justice de parents qui estiment que sur les actes non usuels l’autorité parentale n’a pas été respectée. »
Un tel appui juridique fait la différence, constate de son côté Caroline Navion, directrice des affaires juridiques à la fondation Partage et Vie, un réseau de 122 établissements, principalement des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, et où la constitution de cette fonction est plus récente. « Depuis ma prise de poste, il y a eu un appel d’air en termes de sollicitation, ce qui démontre bien le besoin de nos directeurs d’être appuyés et confortés. Les questions sont parfois étonnantes de simplicité, ce qui prouve qu’il y a un besoin de pédagogie », explique cette spécialiste de droit public, venue du secteur sanitaire.
« On trouve des brèches »
Au-delà de la mise en conformité des pratiques, la présence de juristes permet d’agir avec doigté dans des situations problématiques, ou quand le droit est en défaveur de l’usager. « Quand les parents refusent l’ouverture d’un compte pour leur enfant ou s’en servent à leur profit, alors que le jeune est en contrat de professionnalisation, on trouve des parades juridiques pour lui ouvrir un compte bancaire. On trouve les brèches afin d’agir dans son intérêt », raconte Elodie Frago.
Reprendre les bases du droit permet aussi une prise de recul, dans un contexte où l’attention aux droits fondamentaux des personnes s’accentue. Selon Marion Girer et Guillaume Rousset, maîtres de conférences à l’Institut de formation et de recherche sur les organisations sanitaires et sociales, quatre problématiques reviennent de manière récurrente : la conciliation entre la liberté d’aller et de venir et l’obligation de sécurité, le respect de la vie privée, l’accès à l’intimité et la sexualité dans les établissements, la réalité du consentement ainsi que le partage des informations, compte tenu de l’obligation au secret professionnel. Autant de cas où « avoir une culture juridique va permettre de réfléchir aux règles, de poser les bonnes questions, au lieu de raisonner à partir des réglementations. Cela va permettre d’apporter les réponses adaptées et d’être en capacité de les expliquer », décrypte Marion Girer.
Ces derniers mois, certains questionnements ont logiquement ressurgi. « Depuis le 17 mars, de vraies restrictions de liberté posent des problèmes éthiques, entre la protection des individus et la préservation collective », note Isabelle Arnal-Capdevielle, auteure de Droit des établissements et services médico-sociaux (Presses de l’EHESP, 2020). Ce problème ne date pas d’hier, abonde le directeur adjoint de l’AD-PA, Eric Fregona. « Le manque d’expertise juridique, tant en interne que du côté des pouvoirs publics, conduit à laisser passer certaines pratiques, par habitude. », estime-t-il, conscient des restrictions imposées aux personnes âgées dans un contexte où l’énergie et la réglementation des pouvoirs publics se sont focalisées sur la sécurité. Il en veut pour preuve l’insuffisante application de la loi d’adaptation de la société au vieillissement de 2015, qui encadre les mesures de restriction des libertés. « Si les établissements avaient des juristes, on l’appliquerait de manière plus fréquente et plus rigoureuse », estime-t-il.
Quels risques juridiques ?
Au quotidien, les établissements observent réclamations, plaintes et autres menaces de procès des usagers. Signe, selon eux, d’une hausse des risques liée à une « judiciarisation » croissante que relativise Guillaume Rousset, maître de conférences à l’Ifross (Institut de formation et de recherche sur les organisations sanitaires et sociales). Selon lui, « l’absence d’informations et de statistiques nourrit des fantasmes ». Et d’ajouter : « Pour les professionnels, la judiciarisation c’est la lettre de plaintes, les remarques désobligeantes ou encore le signalement à l’ARS mais pour un juriste, il faut un recours en responsabilité ou une condamnation. » Laquelle est loin d’être automatique.