« Dès le début de la crise sanitaire et le premier confinement, nous avons salué le dévouement de ceux que les médias et le grand public ont appelés les “héros du quotidien”, à commencer par les soignants. Dans un contexte extraordinaire, bien des métiers ordinaires ont ainsi été soudainement reconnus, mis en lumière et parfois même applaudis. Et nous avons commencé à “rêver d’un autre monde”. Notre société n’oublierait plus ces gens qui – sans jamais avoir recherché un statut héroïque – prennent tout simplement leur part à la vie de la cité. Elle saurait valoriser la place de chacun pour sa contribution, aussi modeste mais essentielle soit-elle.
Dans l’ombre du secteur sanitaire, les structures sociales et médico-sociales non médicalisées ont été bien moins considérées. Il y avait pourtant là aussi une foule de travailleurs sociaux anonymes, assurant leur mission auprès du public : en foyers pour personnes handicapées, en Mecs (maisons d’enfants à caractère social), en services d’aide à domicile pour personnes âgées… Non concernés par la “prime Covid”, oubliés pour beaucoup du Ségur de la santé, ils auront a minima été défendus par leurs fédérations, auront reçu le témoignage de reconnaissance de certains politiques, vu leur dévouement et leur professionnalisme loués dans quelques articles ou reportages… Ils auront aussi souvent entendu la gratitude exprimée à leur égard par les usagers eux-mêmes ou leurs familles. Et beaucoup vous diront que cela valait à leurs yeux plus qu’une prime, une médaille ou le titre de “héros” d’un jour.
Car ceux-là savent une chose qui, malheureusement, n’a sans doute pas été assez dite au cours des dix mois qui viennent de s’écouler : il existe d’autres “héros”, plus discrets et plus oubliés encore. Ce sont les personnes que nous accompagnons.
Tout au long de la crise, la presse spécialisée a pourtant parlé des publics auprès desquels nous intervenons, mais essentiellement sous l’angle de leur accompagnement par les professionnels et des questions posées en la matière par le contexte sanitaire. Etaient alors énoncés les problématiques liées au confinement en fonction des situations sociales ou du handicap, les difficultés à maintenir des liens à distance, les troubles liés aux impacts émotionnels de l’épidémie, les enjeux de communication avec le port du masque pour certains publics, etc. Mais il était rarement fait état de la force déployée par ces personnes accompagnées dans la lutte collective contre le virus et ses effets. Pourtant, tout comme les professionnels de nos établissements et services, les usagers ont eux-mêmes été fortement mobilisés !
Oui, si notre secteur ne s’est pas effondré, nous le devons à notre système de protection sociale, au plan de soutien de l’Etat et des collectivités, au dévouement et à l’inventivité des équipes de terrain, à l’implication des bénévoles du secteur associatif… mais nous le devons aussi et peut-être d’abord aux usagers ! Pour la très grande majorité d’entre eux, ils ont souffert peut-être parfois plus que d’autres citoyens, mais ils ont surtout fait face. Autrement dit, ils n’ont pas fait que subir passivement…
Devant cette épreuve inédite et inattendue à laquelle personne n’était préparé, ils se sont adaptés. Jeunes confiés à l’ASE (aide sociale à l’enfance), ils ont été nombreux à accepter courageusement de n’avoir aucun contact physique avec leurs parents pendant plusieurs semaines, soucieux de les protéger. Travailleurs en Esat (Etablissement ou service d’aide par le travail), ils ont dû apprendre en quelques semaines de nouvelles consignes mises en place en urgence dans leurs ateliers où tous leurs repères, acquis au fil des années, étaient brutalement effacés. Résidents en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), ils ont supporté et supportent encore, souvent dans une grande douleur, la limitation ou la privation de visites… mais beaucoup se sont mis à la visioconférence pour continuer à voir leur famille, ont essayé de “ne pas trop déranger” des équipes fatiguées et certains ont même adressé un “bon courage, on va s’en sortir !” à une directrice émue.
Au sein de notre lieu de vie pour adultes en situation de handicap, j’ai vu combien leur vie avait basculé au printemps, plus encore que pour beaucoup d’entre nous. Leurs rituels quotidiens, leurs relations familiales, leurs lieux de socialisation extérieurs… tant de choses ont été remises en cause ! Et pourtant, après la sidération et l’incompréhension est venu le temps du “faire avec”… parfois d’ailleurs sans comprendre (en raison des nombreux paradoxes et incohérences de cette période, ou de leurs troubles cognitifs). Tous, avec plus ou moins d’aisance et parfois dans une forme de résignation, ont essayé de faire avec les contraintes sanitaires, un rythme différent, l’incertitude du lendemain… Je pense à Thomas(*), qui a “horreur du changement” et qui, alors que tout était bouleversé, a semblé accepter ce à quoi ni lui ni nous ne pouvions rien. Etienne(*), qui, malgré un besoin viscéral de sortir en ville (ne serait-ce que pour aller poster une lettre les jours où il ne part pas en activité à l’extérieur), a supporté avec courage de rester si longtemps confiné. Lui d’habitude si intolérant à la frustration a su se réjouir de tout ce qu’il était encore possible de faire “dans les murs” de notre maison. Et Virginie(*), qui a traversé des périodes d’hypocondrie par le passé et qui, malgré sa peur réelle du virus, n’a refait aucune grave crise d’angoisse cette année.
Bien sûr, cette capacité des résidents à traverser la crise est soutenue par l’appui constant des professionnels à leurs côtés et les trésors d’imagination déployés pour réenchanter un quotidien qu’ils refusent d’abandonner à la morosité. Mais nous avons vu à l’œuvre quelque chose de plus profond : une véritable réciprocité.
Ces professionnels ont été nombreux à me confier que, pour eux, ce qui avait permis de “tenir bon”, c’étaient justement les résidents. Le souci de ces derniers de faire au mieux, même maladroitement, pour appliquer les gestes barrières… Leurs efforts pour accepter les réorganisations et les privations… Leur attention portée à chacun au cœur de la crise, y compris à l’égard des éducateurs (“Comment vont tes enfants ? Tu arrives à faire l’école à la maison avec eux ?”) … Cela nous a aidés à garder le cap !
Ces résidents nous ont révélé quelque-chose de précieux : pour eux, le plus important n’est pas d’aller voir un match de football ou un concert – même s’ils aiment cela et qu’ils en ont aussi besoin – mais de sentir que nous prenons soin les uns des autres. En cela, ils se sentent appartenir pleinement à la société. Lors d’un conseil de la vie sociale au mois de septembre dernier, revenant sur les mois passés, l’un d’eux expliquait : “C’était difficile, mais on a fait de notre mieux et tout le monde a été sympa !” Et un autre d’ajouter : “Ce n’est pas encore fini, alors on doit continuer comme ça.”
Sagesse de ces autres héros du quotidien… que nous ferions bien d’écouter davantage, car ils détiennent sans doute – au-delà de leurs difficultés et troubles que je n’occulte pas – quelques clés pour nous aider à affronter l’avenir.
D’abord, certains sont des modèles de résistance face aux épreuves de la vie et de résilience. Leur vécu est un savoir expérientiel dans lequel nous pouvons tous puiser. Une personne en situation de handicap moteur, coincée dans son fauteuil roulant, a beaucoup à nous enseigner lorsque nous nous retrouvons tous limités dans nos déplacements, privés d’accès à tel service ou commerce fermé… Un migrant qui a laissé derrière lui toute une vie peut nous apprendre à aborder l’avenir différemment, en acceptant davantage l’incertain et l’imprévu. Une mère de famille qui connaît depuis longtemps l’angoisse de savoir si elle aura de quoi nourrir ses enfants le lendemain peut nous aider à revoir nos priorités et notre manière de consommer. Enfin, tous nous appellent à accepter de dépendre des autres.
Le virus peut toucher chacun. De ce fait, nous nous retrouvons enfin au même niveau que les personnes que nous accompagnons. Et celles-ci, en nous ramenant inévitablement à ce qui fait l’essentiel de notre condition humaine, à notre propre vulnérabilité, à ce qui est la base du “vivre ensemble” (c’est-à-dire avoir le souci de son voisin), deviennent ainsi des sentinelles pour ce fameux “monde d’après”. Ecoutons la voix discrète de celles et ceux qui, au cœur de nos structures, témoignent souvent du meilleur de l’Humain. Ils sont aussi nos héros !
(*) Les prénoms ont été changés.
Contact :