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“L’addiction est niée, les affects aussi”

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Au lieu de faciliter l’expression de soi, les conduites addictives l’occultent. Au point que l’ennemi n’est pas le produit psychotoxique, mais la partie de soi qu’il faut faire taire. Et si l’acceptation d’un travail psychothérapeutique était un antidote à l’addiction ?
Vous écrivez que l’addiction est une « antipsychologie ». Pourquoi ?

Au Csapa (centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) où j’exerce, mes collègues et moi sommes confrontés à des personnes à qui on a conseillé d’effectuer une psychothérapie, de consulter un psychologue et qui nous regardent d’un air un peu méfiant, goguenard, en nous disant qu’elles n’ont rien à dire. Les entretiens commencent souvent par : « Je me demande à quoi vous allez me servir », ou : « Je ne sais pas de quoi vous voulez que je parle », ou encore : « Mon père a bu toute sa vie et il a vécu jusqu’à 90 ans. » Ces personnes se demandent ce qu’elles peuvent bien espérer d’une cure de parole. Elles partent du principe que la psychologie n’est pas très intéressante, dans la mesure où, à chaque fois qu’il y a eu une difficulté dans leur vie, une angoisse, une excitation, au lieu d’en parler et d’essayer de comprendre ce qu’elles ressentaient à l’intérieur, elles ont bu ou consommé un toxique. C’est difficile de changer d’attitude, d’autant que la demande de soins n’émane pas forcément d’elles mais d’un médecin ou de leur entourage. Il y a un déni important chez les personnes « addictées », et c’est un des obstacles à la prise en charge. J’ai suivi des femmes de buveurs en grande souffrance dont le conjoint alcoolique n’est jamais venu me consulter. L’alcool est le problème numéro un, mais la « secret story » est une des caractéristiques communes aux addictions, y compris chez les jeunes qui mélangent cannabis et autres produits et qui se « déchirent » en disant : « On fait la fête plutôt que des nœuds au cerveau ! » Les procédés addictifs sont minimisés dans leur fonction et dans leur importance.

On boit pour oublier, en quelque sorte, pour refouler ses émotions…

Le cas de figure le plus fréquent correspond effectivement à cette phrase bien connue : « Boire pour oublier. » Les personnes ont subi un événement pénible (séparation, deuil, licenciement, accident de vie difficile) comme il en arrive à tout le monde, et elles se sont mises à boire en excès ou à prendre un produit psychoactif pour ne pas trop voir ces réalités douloureuses en face. C’est un substitut du refoulement mental. Quand on a une douleur, une des solutions psychiques est de ne plus y penser. Cela fonctionne pour ceux qui savent faire. Mais un deuxième cas de figure, plus difficile à traiter, concerne les personnes addictes chroniques qui substituent les sensations aux émotions. Elles ont souvent vécu un traumatisme grave dans leur enfance dont elles ne peuvent pas parler. C’est le non-dire absolu. Des zones douloureuses dans la personnalité ont été très précocement enfouies, indicibles, impensables, insupportables. Grâce au produit, un double dispositif se met en place et peut se maintenir pendant des années, durant lesquelles certaines pensées sont éjectées et rendues complètement inaccessibles. Ce n’est pas seulement l’addiction qui est niée par celui qui s’y adonne, mais quelque chose de plus fondamental que la personne ne veut pas ou ne peut pas penser, l’effacement, voire l’extinction des affects.

N’y a-t-il pas des conduites addictives qui libèrent l’individu ?

C’est le thème central du livre que j’ai coordonné. Les conduites addictives sont souvent utilisées pour libérer l’expression, se sentir plus à l’aise en société, se doper un peu… Avec la cocaïne, les gens disent qu’ils parviennent à dire des choses qu’ils ne peuvent pas formuler autrement. Il y a une espèce d’illusion d’aller plus loin dans soi-même, tels les artistes. Cela peut marcher au début, mais plus on avance dans l’addiction, moins c’est le cas. Il y a des choses que certains n’arriveront jamais à dire car le produit, au contraire, va empêcher de parler. Une personne sous l’emprise de boissons dit tout et n’importe quoi, sauf l’essentiel. Dans l’ouvrage, un écrivain raconte son expérience d’alcoolique et affirme désormais que, pour écrire, il doit absolument être sobre. A un certain stade, les addictions sont une maladie. Cela permet de déculpabiliser les personnes, car il y a beaucoup de discrédit social, principalement autour de l’alcool. Les personnes alcooliques sont honteuses de leurs comportements mais elles ne peuvent pas faire autrement. C’est pourquoi un accompagnement psychologique est nécessaire. La thérapie va tenter de rétablir des liens là où l’addiction n’a cessé de les briser.

Justement, comment prendre en charge au mieux ces personnes ?

Au Csapa, on travaille en équipe pluridisciplinaire, avec des médecins, une psychomotricienne, un travailleur social car, parfois, les gens ne sont plus capables de faire leurs démarches, perdent leur travail, leur conjoint… La thérapie individuelle reste la voie privilégiée pour aider à se libérer d’une addiction, mais cela ne marche pas toujours du fait de cette réaction d’antipsychologie. Certains patients abandonnent après trois rendez-vous. Il y a des solutions conjointes ou alternatives (thérapies de groupe ou avec des pairs, médiatisées) dont l’idée est de proposer des objets qui permettent indirectement de s’exprimer. On leur demande d’apporter une image (photo, dessin) qui les touche. Ils la présentent, la commentent, les autres personnes du groupe associent ce qu’elles ressentent. On peut aussi regarder un film ensemble, les faire dessiner, écrire… La médiation est une façon de débloquer une expression qui ne passe pas directement par la parole. Des thérapies familiales peuvent être également mises en place. Quand il y a de l’alcool ou un produit dans une famille, tout le monde est affecté. La parole doit circuler, une addiction peut être liée à un secret de famille. Le traitement psychique est compliqué parce qu’il demande de se remettre en question. Et qu’il est long.

L’abstinence est-elle obligatoirement le but à atteindre ?

Cette question rejoint la politique de réduction des risques. On s’est aperçu, en effet, que les cures de sevrage se soldaient régulièrement par des rechutes. Demander aux personnes qui boivent depuis vingt ans d’être abstinentes, c’est bien joli, mais elles n’y arrivent pas et ne peuvent même pas l’imaginer. Dans un premier temps, on peut leur proposer d’essayer de réduire leur consommation ; là, il peut y avoir une alliance thérapeutique. Certains buveurs atteignent ainsi une modération. C’est un peu glissant mais cela arrive.

Quels conseils donnez-vous à un travailleur social ?

Le premier est de reconnaître que le problème existe, de ne pas être dans un discours de culpabilisation, du style : « Si vous buvez, vous n’allez pas vous en sortir. » Cela ne sert à rien. Si les gens boivent, c’est qu’il y a une souffrance. Il ne faut pas hésiter à les envoyer ou les accompagner dans les Csapa pour entreprendre une prise en charge spécialisée.

Psychothérapeute,

Pierre Gaudriault est membre de la Société française d’alcoologie et de la commission scientifique de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa). Il a coordonné l’ouvrage Dits et non-dits de l’addiction. Récits et essais sur l’expression dans l’alcool et les addictions (éd. Jacques Flament, 2020).

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