Un feu crépitant dans l’âtre, une bonne odeur de café qui embaume l’air, un salon coquettement agencé… Difficile d’imaginer ambiance plus chaleureuse et conviviale en ce petit matin de décembre froid et humide. Mais, pour Martine Lambert, ce sont de tout petits riens qui peuvent faire beaucoup. L’ex-infirmière de 66 ans le constate souvent lorsqu’elle accueille un détenu que lui adresse l’association L’Etape, en Loire-Atlantique. « C’est fascinant combien la vue d’un simple feu de cheminée peut provoquer comme émotion chez certains détenus. Ils sont littéralement hypnotisés. Un peu comme s’ils le voyaient pour la première fois », témoigne cette propriétaire d’une petite maison à côté de Redon (Ille-et-Vilaine). C’est justement pour leur faire revivre ce genre de scènes de la vie quotidienne que L’Etape a constitué, depuis vingt ans, un noyau de familles bénévoles pour accueillir de façon ponctuelle des détenus en permission.
Si l’association a fait de l’insertion une de ses marques de fabrique, avec un service d’accompagnement « logement » et un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) de 154 places dédiées à un public sortant de prison ou de prostitution, elle dispose d’une quarantaine de places d’hébergement temporaire. Parmi lesquelles certaines sont réservées à l’accueil en famille. « La prise en charge par le dispositif Famac (réseau d’accueil en familles) s’adresse majoritairement aux détenus les plus isolés, sans attache ni lien avec l’extérieur, et souvent incarcérés depuis de nombreuses années. Dans ce cas, nous sommes alertés par le Spip » (service pénitentiaire d’insertion et de probation), indique Nicolas Bougeard, directeur de L’Etape « insertion », l’une des quatre branches de l’association (voir encadré page 29). L’objectif ? Leur offrir un sas pour qu’ils puissent reprendre des forces et se projeter dans une vie à l’extérieur. « Tout est fait pour prévenir le choc de la sortie et éviter une sortie sèche qui, on le sait, place la personne en risque fort de récidive », poursuit le responsable.
Préparer ses repas, ouvrir une porte, faire des courses, aller voir un spectacle… Autant d’aptitudes sociales auxquelles ces personnes n’ont plus goûté depuis des années, mais avec lesquelles celles-ci doivent renouer si elles veulent reprendre progressivement contact avec la vie extérieure. « Parfois, la perte de repères est totale. Après des années de prison, certains ne savent plus rien faire. Même la notion de l’argent a disparu », remarque Martine Lambert, qui cite le cas de cet homme incarcéré au temps des francs et libéré avec les euros. Pour lui comme pour les 253 sortants de détention accueillis depuis l’origine du dispositif, l’accompagnement vers la réinsertion exige du temps. Raison pour laquelle la prise en charge par l’équipe démarre généralement un ou deux ans avant la remise en liberté définitive. « Ce délai est nécessaire pour expliquer comment nous fonctionnons, pour mesurer les attentes de la personne, jauger son parcours. C’est aussi l’occasion pour nous d’évaluer sa capacité à pouvoir vivre en famille et observer comment il se projette à l’extérieur », expose Pascale Bouchet, éducatrice spécialisée parmi les six éducateurs du service d’hébergement temporaire. Les rencontres ont d’abord lieu au centre de détention de Nantes, au rythme d’un rendez-vous par mois. Puis à l’extérieur, dans les familles, une fois par trimestre. Un travail dedans-dehors qui demande un important investissement. « Entre le soutien apporté aux détenus dans et hors les murs, les allers-retours entre le centre de détention et les familles d’accueil réparties dans tout le département, le suivi continu avant, pendant et après les permissions et les temps d’échanges professionnels, c’est vrai que la part que l’on réalise est énorme », avoue Vincent Chauvet, coordinateur de parcours.
D’autant qu’il faut composer avec une difficulté de taille : le décalage, parfois important, entre la temporalité judiciaire et le temps social. Sortira ? Sortira pas ? « Il arrive qu’on soit très présents dans la préparation de la sortie avec le Spip, mais que la personne n’obtienne finalement pas de permission, poursuit ce titulaire d’un diplôme universitaire en criminologie. C’est très contraignant pour nous. »
Avant d’envisager un placement en famille, les éducateurs spécialisés s’assurent toutefois que le détenu est au clair avec sa condamnation. Quel qu’en soit le motif, sa capacité à en évoquer la raison devant les professionnels, puis devant la famille, permet d’évaluer son cheminement par rapport au sens de sa peine. « On part du principe que, pour aider les personnes à mieux se réinsérer, il faut qu’on puisse composer avec leur passé, sans non-dit ni jugement. C’est pour cette raison qu’on leur demande toujours d’en parler dès la première rencontre avec la famille d’accueil, instruit Pascale Bouchet. Si cette mission se révèle très délicate pour elles, il s’agit d’un préalable pour établir un lien de confiance et travailler sur les interdits. »
Sans compter que, pour les professionnels, la raison de l’incarcération joue sur le choix de la famille d’accueil. « Certaines ont des enfants, d’autres ne sont constituées que de femmes seules. Il est essentiel qu’on puisse leur garantir un cadre sécurisé car, sans notre cautionnement, elles n’accueilleraient pas », précise Vincent Chauvet.
Autre particularité du dispositif : le suivi des détenus s’effectue toujours en duo, composé majoritairement du coordinateur et, à tour de rôle, d’un éducateur spécialisé de l’équipe. L’intérêt : pouvoir croiser les regards entre professionnels. « Notre force, c’est l’équipe. Grâce à nos regards différents sur les situations, chaque professionnel nourrit le dispositif et le fait évoluer avec ses qualités, ses compétences et ses questionnements », poursuit le coordinateur, non sans insister sur le savoir expérientiel des familles bénévoles qui, à travers leurs échanges avec leurs accueillis, viennent interroger les professionnels sur leur accompagnement : « On se retrouve dans une relation autre que celle d’accompagnant-hébergé, faite d’éléments de la vie quotidienne qui, parfois, valent dix discours de professionnels. Cela nous incite forcément à nous décaler et à sortir de nos certitudes. »
Complémentaires, à l’écoute, tolérantes, les familles d’accueil offrent également aux détenus une vision moins effrayante de la société civile. Une étape importante pour aider ceux-ci à ne plus s’identifier en tant que tels. « Nombre d’entre eux sont persuadés d’avoir une étiquette “détenu” gravée sur leur front, rapporte Josette Champion, famille d’accueil à La Baule (Loire-Atlantique). Alors, quand ils constatent que ce n’est pas le cas, ils se disent qu’un après est possible. »
C’est justement sur leur capacité à proposer un accueil inconditionnel aux détenus que les familles d’accueil sont recrutées. Un recrutement qui, s’il passe principalement par le bouche-à-oreille, s’avère loin d’être aisé. L’association compte ainsi une dizaine de familles d’accueil, dont certaines, vieillissantes, souhaiteraient passer le relais. « Ce n’est pas évident de trouver des volontaires. Mais on ne peut pas leur reprocher d’avoir des appréhensions par rapport à l’image de la détention, reconnaît Vincent Chauvet. Cela suppose de savoir questionner son positionnement à l’égard de l’accueilli et d’avoir la ferme volonté de lui offrir un droit à une seconde chance. Nos familles, pour la plupart ex-visiteurs de prison ou ayant une expérience d’accueil en protection de l’enfance, ont ces capacités, mais force est de constater que ce n’est pas le cas de toutes. » Si les permissions n’ont généralement lieu que tous les trois mois, elles demandent une certaine disponibilité de la part des accueillants. « Il ne s’agit pas de se contenter de leur offrir un toit, mais de leur permettre de redevenir acteurs de leur vie. Or, pour y parvenir, il faut que nous soyons derrière, que nous les encouragions, sans quoi ils peinent à y parvenir », observe Josette Champion, qui a accueilli avec Jacques, son mari, une dizaine de détenus dans leur grande maison de La Baule.
Acquérir des repères en famille d’accueil, c’est assurément ce qui a permis à Jean-Pierre de rebondir, après une première tentative de sortie en placement extérieur en 2018. « N’ayant pas de famille en Loire-Atlantique, j’ai passé mes trois dernières permissions chez Luc et Françoise. Et chaque fois que j’y allais, cela me faisait un bien fou ! Ça m’a mis en confiance et, aujourd’hui, j’ai un travail, un logement, et il ne me reste plus que huit mois de suivi sociojuridique », confesse-t-il fièrement. Pour les familles, observer leurs accueillis reprendre prise avec le quotidien est également galvanisant : « La métamorphose est parfois frappante entre le début et la fin de l’accueil, abonde Martine Lambert. Mais il faut savoir rester humbles parce qu’on ne réalise pas toujours de miracles. »
De fait, si l’association ne déplore qu’une seule fugue dans le cadre d’un hébergement temporaire, les récidives à plus long terme ne sont pas toujours inévitables. Combien sont-elles ? Une minorité, assure Vincent Chauvet, avant de préciser : « Sur les cinq dernières années, je n’ai que deux ou trois situations en tête, avec une file active annuelle de 15 personnes suivies. » Un taux relativement faible, qu’il est toutefois nécessaire de nuancer, faute de données précises sur le sujet. Rares sont en effet les détenus qui donnent signe de vie une fois sortis du dispositif. « On peut comprendre qu’ils n’aient plus envie d’avoir de contact avec des gens qui leur rappellent cette période de leur vie où ils étaient en prison, et ce, même si la relation qu’ils entretiennent avec la famille est de qualité », défend le directeur du service d’insertion.
Martine Lambert, quant à elle, est restée en lien avec une poignée d’ex-détenus. Elle en croise ainsi souvent un qui vit dans un appartement non loin de chez elle. Un autre est également venu lui présenter sa copine et lui montrer la chambre qu’il avait occupée. « Ils sont fiers de montrer le chemin qu’ils ont parcouru, explique-t-elle. Et puis ils savent que ma porte leur reste grande ouverte s’ils le souhaitent. La seule condition que je leur pose s’ils veulent venir, c’est de me prévenir avant. » Savoir définir des limites, c’est aussi ça, être une bonne famille d’accueil.
Créée en 1958, à l’initiative de visiteurs de la prison de Nantes, l’association L’Etape agit pour l’insertion sociale d’enfants, d’adolescents et d’adultes, femmes et hommes, en grande difficulté sociale en Loire-Atlantique. Une action qui vise aussi à intervenir sur des problématiques transversales à la protection de l’enfance et au handicap. Pour ce faire, outre L’Etape « insertion », elle dispose de trois branches : L’Etape « jeunes » pour les 13 à 21 ans et les mineurs non accompagnés, l’Esat Tournière Services et L’Etape « centre d’habitat », en direction des adultes en situation de handicap intellectuel ou psychique.