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Le goût des autres en cuisine

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Deux Rennaises ont lancé You.Me Délices du monde, un projet de restaurant où les personnes sous protection internationale peuvent bénéficier d’un emploi rémunéré, tout en étant formées et guidées individuellement dans leurs démarches d’intégration.

Les murs, entièrement recouverts de recettes illustrées, mettent en appétit. Un vrai livre de cuisine… A La Grenouille à grande bouche, le service du midi vient à peine de se terminer qu’Elodie Letard et sa brigade prennent d’assaut les fourneaux. Le restaurant participatif rennais a accepté de leur prêter ses locaux cinq soirs de suite, en attendant que la fine équipe de You.Me Délices du monde trouve les siens. Ce qui n’est pas une mince affaire, vu la rareté de l’offre et le prix de l’immobilier dans la capitale bretonne.

Le bouche-à-oreille a fonctionné à plein, la salle sera remplie ce soir, comme la veille. Une trentaine de convives sont attendus. Au menu : coleslaw à l’orientale, fatayas au fromage, kabuli palaw (cuisse de poulet et riz pilaf à l’afghane), pain pita végétarien aux falafels, légumes rôtis au zaatar (mélange d’épices du Moyen-Orient), mhalayeh (crème de lait) à la fleur d’oranger, baklava aux noix, basboussa (gâteau syrien à la noix de coco), compotée de poires aux gingembre et cardamome… Cela fait beaucoup de préparations pour seulement huit bras. Ceux d’Elodie Letard, la chef et cofondatrice de You.Me, mais aussi ceux de Hiyam Daabal, de Hadil Jlilati et d’Ataullah Asghari, trois Rennais d’origine syrienne et afghane sous protection internationale. Tous ont en commun d’aimer la cuisine et de chercher un emploi dans le secteur, sans beaucoup d’expérience. You.Me Délices du monde veut leur donner la chance que d’autres restaurateurs leur ont refusée. L’objectif premier de cette entreprise d’insertion (actuellement sous statut d’association) est d’embaucher des salariés réfugiés ou bénéficiaires de la protection subsidiaire afin de favoriser leur intégration sociale et professionnelle. Le second, bien entendu, est de régaler les clients en proposant un voyage culinaire à la découverte de saveurs venues du monde entier.

Créer du lien de manière positive

« Ce sont des personnes qui ont envie et comprennent vite. Elles apprennent sur le terrain sans diplôme, et c’est efficace », explique Elodie, qui manie avec dextérité le rouleau à pâtisserie. Voile blanc et tablier noir, Hiyam coupe des oignons. Tac, tac, tac, tac… Le bruit de la lame tranchante résonne sur la planche à découper. « Il faut qu’elle fasse attention à protéger ses doigts comme je lui ai déjà montré », indique Elodie. Malgré les fours allumés, il fait étonnement frais dans la cuisine.

De l’autre côté de la porte, dans la salle déserte, Clémentine Ruello s’occupe de la mise en place. Une tâche assez nouvelle pour cette trentenaire. Conseillère en économie sociale et familiale, titulaire d’un master « direction des politiques et dispositifs d’insertion, de médiation et de prévention », elle a rapidement choisi, son diplôme en poche, de partir à l’étranger. Après avoir travaillé au Cameroun et à Madagascar pour une organisation non gouvernementale, elle a exercé à France terre d’asile en tant que conseillère en insertion pour des publics réfugiés. « Je me suis rendu compte que la barrière de la langue rendait l’accès à l’emploi vraiment compliqué. » Pour le Groupe SOS, elle a œuvré sur un projet de centre d’hébergement éphémère pour des personnes relevant du 115. « A chaque fois, elles me demandaient où elles pouvaient cuisiner. C’était une priorité. Elles m’amenaient aussi systématiquement les spécialités culinaires de leur pays lors de nos entretiens. Cela permettait de créer du lien de manière positive. Elles pouvaient ainsi montrer que leur pays n’était pas seulement lié à des drames », se souvient Clémentine. De tous ces constats et expériences, est né son projet autour de l’alimentation. Et un tour du monde réalisé en 2018, avec, comme fil rouge, des cours de cuisine dans chaque pays visité, a achevé de la convaincre.

16 h 15. Des cagettes remplies d’herbes aromatiques trônent sur le plan de travail. La cuisine exhale mille odeurs. Hiyam enfourne le basboussa dans le four à 180 °C. Elle met ensuite à fondre du beurre afin de réaliser un sirop. « Hier, chacun a réalisé les recettes qu’il connaissait. Aujourd’hui, ils apprennent à faire celles des autres », indique Elodie. La cheffe a l’œil partout et distille ses ordres sans autoritarisme. Pas facile, néanmoins, de se faire comprendre. Il faut parfois répéter, simplifier. Bien qu’ils aient suivi des cours de français, Hadil, Hiyam et Ataullah ne saisissent pas toutes les subtilités de la langue. Inutile alors de se lancer dans des explications trop longues. Une démonstration suffit. Elodie montre à Hadil comment couper la salade en lamelles. « La cuisine est un langage à part entière. On regarde quelqu’un faire et on peut tout de suite reproduire le geste », observe Clémentine. Si Ataullah est titulaire d’un CAP en restauration, Hadil et Hiyam, elles, n’ont jamais fait d’études et doivent apprivoiser l’environnement totalement nouveau d’une cuisine professionnelle. « Ce n’est pas la même chose que de cuisiner pour sa famille. Les quantités ne sont pas les mêmes », reconnaît Hadil, les cheveux ramassés sous sa toque. Sans compter le vocabulaire spécifique. La cheffe a d’ailleurs pris soin de coller sur les murs plusieurs panneaux présentant les dessins d’ustensiles et leur traduction en français. Il y en a aussi pour les fruits et légumes de saison ainsi que pour les règles d’hygiène et de sécurité. « Je leur répète souvent qu’il faut toujours nettoyer son poste de travail, et qu’on ne peut pas piler l’ail par terre, par exemple, explique Elodie. Dans un restaurant normal, on n’a généralement pas le temps de prendre ce temps. Nous on le fait. » La cheffe est bien placée pour le savoir : elle a encadré toute une équipe au restaurant du domaine de Cissé-Blossac, à Bruz, près de Rennes.

Accompagnement administratif

Pourtant, cette énergique Bretonne n’a pas toujours été derrière les fourneaux. Elodie a d’abord été graphiste pendant huit ans. Son envie de reconversion s’est concrétisée à l’occasion de voyages, notamment en Amérique du Sud, où elle a vécu durant un an. « Je me suis retrouvée, un peu par hasard, à faire la cuisine pour les bénévoles dans une auberge de jeunesse. Ça a tellement plu que le gérant m’a demandé de le faire pour les clients. » A son retour, elle a passé son CAP cuisine et a commencé à donner des cours de français à des migrants. « Le point de départ de cette aventure, c’est vraiment l’envie de découvrir et de faire découvrir. » Le goût de la cuisine et des autres. Alors forcément, quand Clémentine lui a présenté son projet, elle a tout de suite adhéré.

Les deux femmes ont intégré en septembre 2019 un incubateur local de l’économie sociale et solidaire. Cela leur a permis de bénéficier de formations à l’entrepreneuriat. Elles ont obtenu des subventions de la part de plusieurs partenaires financiers (collectivités et fondations) et décroché l’agrément d’entreprise d’insertion. Leur objectif : ouvrir un restaurant le midi dans une zone de bureaux, avec une carte courte et des produits locaux. Une fois le local trouvé, elles embaucheront trois personnes en contrats d’insertion de six mois à deux ans, payées au Smic. Clémentine sera chargée de leur accompagnement. « Je proposerai des rendez-vous individuels pour cerner les difficultés administratives et aller peu à peu vers leur autonomie », détaille-t-elle. Elle travaillera sur leur projet de vie en les aidant à faire un curriculum vitae et en évaluant leur envie de travailler en restauration. « Cela reste un métier difficile, qui doit être mené avec passion. » Le but ultime est de les accompagner vers un emploi chez des restaurateurs rennais. « Beaucoup ont des problèmes de recrutement mais craignent d’embaucher des personnes réfugiées avec des difficultés sociales et linguistiques » note Clémentine. C’est pourquoi elle a prévu de proposer son aide pendant la période d’essai.

Rêver d’un avenir

« Quand t’as fini, Hiyam, on nettoie tout », lance Elodie. Le temps passe et les préparations s’enchaînent. Le basboussa est saupoudré de noix de coco. Le four sonne une énième fois. Elodie en sort le poisson, accompagné d’un panache de fumée. Il sera servi avec du boulgour et une fondue de légumes de saison et locaux. Un point très important pour la cheffe, et qui nécessite d’adapter les recettes proposées par les trois réfugiés. « Au début, ce n’était pas quelque chose qui leur parlait, puis ils s’y sont faits », remarque Elodie. Remplacer la tomate par des poireaux ou des carottes ouvre de nouveaux horizons culinaires.

Hadil et Hiyam espèrent que l’expérience engrangée avec You.Me sera un tremplin pour elles. Toutes les deux aimeraient à terme ouvrir leur propre restaurant. Si le chemin pour y arriver est encore long, il est sans doute moins compliqué que celui qu’elles ont déjà parcouru.

Originaire d’Alep, Hadil, 30 ans, est arrivée en France en août 2017, après avoir quitté son pays deux ans plus tôt. Les premiers mois ont été difficiles. « Quand je demandais du travail, je me heurtais au problème de la langue. » Une assistante sociale rencontrée en Cada (centre d’accueil de demandeurs d’asile) l’a incitée à explorer la voie de la restauration après avoir goûté à ses plats. « J’ai alors essayé de déposer mon CV dans des restaurants », raconte-t-elle. Mais après deux stages dans la restauration collective, son contrat n’a pas été renouvelé. Elle en est pourtant certaine, elle veut travailler. « En Syrie, je me suis mariée à l’âge de 17 ans et j’étais femme au foyer. J’avais seulement des contacts avec ma famille. Dé­sormais, je suis plus ouverte aux autres. » Hiyam, 32 ans, veut elle aussi travailler « pour accéder à une meilleure vie », mais peut-être pas le soir, afin de rester disponible pour son enfant.

Il est 18h30. En salle, Clémentine supervise les bénévoles qui ont accepté de servir les clients. C’est aussi le moment pour toute l’équipe de se restaurer avant le coup de feu. Ataullah est le premier à table, pressé de garnir son assiette des délicieuses victuailles qu’il a cuisinées. Enfin, les masques tombent, dévoilant les bouches gourmandes. Le réconfort avant l’ultime effort.

Les difficultés des réfugiés pour accéder à l’emploi

Selon une enquête de la Dares (direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) parue en 2018, 39 % des réfugiés sont en emploi (soit 53 % des hommes et 19 % des femmes). Les réfugiés ont un peu plus de difficultés à trouver un emploi que les autres titulaires d’un titre de séjour. Pour les femmes, les contraintes familiales, associées à une arrivée généralement plus récente sur le territoire français, constituent souvent un frein pour s’insérer sur le marché du travail. Les réfugiés ont, par ailleurs, un sentiment de déclassement plus prononcé : 38 % d’entre eux considèrent qu’ils occupent une position professionnelle moins favorable que celle qu’ils avaient dans leur pays d’origine, contre 26 % pour les détenteurs d’un titre de séjour familial et 14 % pour les salariés.

Reportage

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