« L’injonction généralisée au changement est un leitmotiv qui renforce paradoxalement la propension naturelle des systèmes et des individus à la dissimulation. Elle évince les capacités de mutation, de transformation et de métamorphose que chacun possède en faisant primer le visible, le déclaratif et la valorisation narcissique sur la complexité des conflits intra et interpersonnels. Elle empêche leur transformation en une division subjective assumée, avec laquelle il est possible de s’orienter dans la vie sans se maltraiter soi-même ni les autres, directement ou indirectement, les enfants en particulier. Pire : elle travaille au service d’un idéal mortifère et culpabilisateur, celui d’un individu maître de lui, pur de toute conflictualité et capable de se rendre conforme aux attentes supposées d’un Autre social.
Ce constat de terrain n’est pas une fatalité. Il est possible de clarifier la part d’impossible de chaque situation et la potentialité d’inventions singulières que les individus portent. Les stratégies d’intervention en protection de l’enfance auraient tout à gagner à intégrer les modalités issues des logiques temporelles, et les professionnels devraient pouvoir assumer sereinement l’incomplétude du savoir sur lequel fonder leurs actes : comment orienter nos actions en un temps déterminé quand leurs effets durables seront soustraits à notre connaissance, du fait de l’arrêt de la mesure ?
Penser les interventions et les organisations dans une logique continue, causale, linéaire est une véritable contention mentale. Une autre voie est hautement souhaitable. Diminuer significativement ou faire cesser les facteurs de danger pour les enfants requiert une appréhension globale du système familial, seul niveau où se surdéterminent les causes des symptômes visibles, lesquels ont attiré l’attention inquiète des autorités.
Cet accompagnement véritable est la réfutation de l’idée d’une succession de prestations. Il a pour objectif l’avènement d’une dynamique d’évolution assise sur un socle d’acquis durables. Or rien n’est possible sans un diagnostic différentiel initial précis fondé sur la dynamique pulsionnelle et sur le concept de Verleugnung, que nous traduisons ici par “négation effaçante et clivante”. C’est une étape clinique fondamentale. Voilà notre proposition. Avant d’engager le processus d’affiliation avec les parents et enfants, prenons un temps prudentiel en s’interrogeant sur la structure du système et sur celle de ses membres et de leurs symptômes.
Les conclusions de ce diagnostic permettront un réajustement immédiat de la mesure si nécessaire, dans l’intérêt de tous ; elles auront aussi un effet d’orientation du travail des équipes pluridisciplinaires et des professionnels articulés en réseau. Le temps d’affiliation viendra s’inscrire ensuite. Rien n’est plus piégeux que l’évidence du visible, que le bruit du symptôme, des ressentis et émotions des professionnels qui découlent souvent des évaluations contemporaines.
Par exemple, ce diagnostic différentiel rigoureux nous permettra de distinguer un burn-out parental d’une affection dépressive, voire mélancolique, d’un parent. Une conversion hystérique n’est pas un phénomène psychosomatique ni un dysfonctionnement physiologique ou biomécanique. Les conséquences structurelles d’une psychose n’ont rien à voir avec le déséquilibre conjoncturel issu d’une angoisse névrotique débordante. Le stress et l’étrangeté de certaines conduites s’éclairent différemment selon l’attention que nous portons au trauma. Les variations thymiques ne signent pas nécessairement une dépression, sans parler du trouble bipolaire. La douleur d’exister a droit de cité. La reconnaissance de la place de l’enfant comme objet de mauvaise jouissance des parents ou de symptôme de leurs conflits exige une appréhension rigoureuse du symptôme au-delà de sa face socialement dérangeante. D’autres questionnements cliniques serviront à établir un discernement montrant ce qu’il est possible d’espérer d’une intervention, au sens des évolutions rationnellement envisageables.
Dans cette approche, les psychologues cliniciens ont un rôle décisif et actif à jouer : engager un savoir-faire clinique, mobiliser leurs collègues et rencontrer les acteurs des systèmes familiaux à partir d’une méthode clinique, rigoureuse et souple. La finalité de celle que nous avons élaborée est de donner dès le début de la mesure les meilleures dispositions aux équipes pour que leurs interventions, circonscrites dans le temps, produisent au sein du système familial une dynamique de transformation durable, dans l’intérêt des enfants. L’incertitude induite par la perspective de l’arrêt de la mesure est intégrée dès le début et, détachés de la logique de la performance, nous pouvons nous appuyer sur les impossibles et les possibles autorisés par les structures psychiques et familiales.
Pour autant, la maltraitance sur enfants ou la mise en danger d’enfants de la part des parents fait appel à une part d’ombre humaine à laquelle il faut faire face et répondre. Notre approche se positionne sur ce point précis dès le début et tout au long de l’intervention sociale et éducative. Des acquis durables sont possibles à condition de répondre à la dynamique de la pulsion, se manifestant par deux ritournelles : “C’est plus fort que moi” et “Je sais bien mais quand même”. Si nous comprenons la pulsion comme l’écho d’un dire dans le corps, alors nous réserverons une attention au versant langagier et aux dispositions du corps vivant.
Le moment clef du diagnostic initial s’articule autour d’un mécanisme de défense archaïque présent chez tout être parlant. Cette négation effaçante et clivante (Verleugnung) s’exprime sous de nombreuses formes. Le déni, le désaveu, le démenti, le clivage, la minimisation, la banalisation, l’effacement des affects… sont autant de manifestations prévalentes chez les personnes fortement enclines à utiliser l’autre comme un objet de jouissance et à objecter fondamentalement à tout changement réel. C’est donc un mécanisme dont la présence et l’intensité mettent systématiquement en échec les meilleures intentions “soignantes”. De plus, cette négation est bien évidemment aussi potentiellement active du côté de l’équipe pluridisciplinaire. Nous avons donc là un opérateur extrêmement précieux pour orienter aussi bien les objectifs réalisables d’une intervention que le repérage de l’authenticité de l’implication des personnes accompagnées et les groupes d’analyse des pratiques. Quel est donc le niveau de manifestation de ce mécanisme dont la présence atténuée s’exprime par la ritournelle “je sais bien, mais quand même” ?
Ainsi, il est possible éthiquement de viser une coupure et un remaniement dans la logique mortifère d’un système familial pour créer une dynamique durable de transformation. Avec une analyse langagière précise des verbatim des personnes accompagnées, adossée sur une échelle de Verleugnung, nous détenons à présent un indicateur puissant de diagnostic initial, mais aussi de suivi des dispositions réelles des protagonistes de la relation d’accompagnement. Nous pouvons ainsi laisser se dérouler les transformations silencieuses et invisibles sans crainte parce que nous savons quelle est l’évolution de l’aptitude des parents et enfants à s’engager dans une véritable mutation en accord avec leur singularité. Le travail pluridisciplinaire se concentrera sur les deux versants de la pulsion, s’appuyant sur ce qu’il y a de plus vivant en chacun de nous.
Plus radicalement, nous faisons le pari d’une adhésion progressive déclenchée par une approche holistique fondée sur la responsabilisation. Plus nous maintenons une exigence de responsabilisation de tous, plus nous diminuons les ravages de la culpabilité. Faisons du vers de la poétesse Ingeborg Bachmann notre devise : “Toute personne qui tombe a des ailes.” Veillons à ne pas les lui couper “pour son bien” ni à vouloir lui en greffer un modèle “conforme”. »
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