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“Le développement personnel redore le narcissisme des puissants”

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Dans son dernier livre sur le développement personnel, Julia de Funès fustige les recettes magiques de ces coachs de vie, à la pensée plus simpliste que réellement positive. Elle y voit le symptôme d’un individualisme triomphant, qui tend à culpabiliser les plus fragiles.
Vous expliquez combien « réussir sa vie » a eu différentes significations au fil des siècles. Qu’en est-il aujourd’hui ?

On est passé d’une hétéronomie, où l’individu conduit sa vie selon une autorité supérieure à l’homme, à une immanence, où il doit alors trouver lui-même le sens de sa vie. Dans l’Antiquité, réussir sa vie consistait ainsi à trouver sa place, son utilité, sa fonction au sein de la cité et de l’univers. Avec l’avènement des religions, réussir sa vie signifiait être aligné avec les commandements divins. Du temps aristocratique, les déterminismes régissaient la vie de l’individu : les bourgeois d’un côté, les prolétaires de l’autre. La vie d’une personne dépendait des circonstances sociales plus que d’elle-même. Après la Seconde Guerre mondiale, cette hétéronomie s’est estompée. Les politiques ont perdu de leur prestige, on le voit avec les « gilets jaunes » aujourd’hui. Il n’y a plus de grandes transcendances, de grandes autorités : l’individu se retrouve seul face à lui-même. Devant ce vertige, on lui dit : « Réussis ta vie, trouve un sens à ton existence. » D’où les kits de coachs qui fleurissent aujourd’hui en tête de gondoles des librairies. Certains sont valables, d’autres sont beaucoup plus contestables.

Est-ce à dire que le développement personnel est un fait social plus qu’une affaire individuelle ?

Oui. Avant d’être une caractéristique psychologique, l’épanouissement personnel est une question structurelle. Il s’agit d’un mouvement historique, d’une force qui va et vient, comme un pendule. Aujourd’hui, on traverse un mouvement d’individualisation très fort. Ce n’est plus une transcendance partisane qui détermine les politiques : un parti comme LREM s’est auto-créé. De manière générale, on se crée à partir de soi-même dans un mouvement d’autonomisation très présent. Il suffit de voir les auto-entrepreneurs, les entreprises soi-disant libérées, l’automédication, dont les Américains sont champions et qui pourrait arriver en France sans tarder. Tout cela participe d’un même processus d’autonomisation de l’individu.

Qu’est-ce que l’engouement pour ces livres traduit de notre société ?

Un vrai besoin. Ces ouvrages surfent sur une demande existentielle de béquilles comportementales pour s’aider. La demande crée l’offre. Je ne critique pas ceux qui vont vers ces livres. Je comprends leur attente. Mais le succès de ces ouvrages ne s’explique pas par la qualité de l’offre, qui cache beaucoup d’idéologie et de rhétorique. Le développement personnel est une des facettes de l’individualisme : on développe la personne à partir de soi. Il ne s’agit pas de tout rejeter. Les sagesses orientales, la méditation… sont de véritables disciplines ancestrales. Je critique les ouvrages de développement personnel dont les auteurs n’ont aucune formation sérieuse et reconnue. Dans le cadre de ce travail, j’ai pris trois exemples qui correspondent aux meilleures ventes du moment : Cessez d’être gentils, soyez vrai, de Thomas d’Ansembourg, Les 5 blessures qui empêchent d’être soi-même, de Lise Bourbeau, et Devenir soi, de Jacques Attali. J’aurais pu en prendre bien d’autres qui fonctionnent sur le même modèle : du marketing et une rhétorique manipulatrice.

Quels sont les ressorts de ces livres ?

Ils s’appuient sur les mêmes mécanismes, les mêmes facilités de lecture et les mêmes leviers psychologiques. Freud a analysé ces attentes typiques sur lesquelles on appuie et qui fonctionnent à tous les coups. Je me suis amusée à les relever dans ces ouvrages. On retrouve le narcissisme de la petite différence : « Vous êtes conforme, mais vous avez quelque chose en plus. » On ne veut être ni marginal ni comme tout le monde. Les promesses de possession : « Jusqu’à présent, vous avez obéi aux injonctions, il est temps de vivre votre propre vie », de dissocier les exigences culturelles, sociales et éducatives de vos aspirations propres. Les rêves de séduction sont aussi abordés : le coaching va appuyer sur le fait que rien n’est impossible. Ce qui est faux en soi. S’il ne faut pas se condamner, c’est souvent nier le réel que de croire que tout est possible. C’est un procédé très infantile qui évite de se confronter à la réalité. Cette psychologie positive condamne même le langage en bannissant les mots qui heurtent. A travers cet ouvrage, j’ai souhaité inviter à se libérer des idéologies. La philosophie est un bon outil pour pulvériser ce qu’on pense comme évident et relève en fait de l’idéologie pure. A l’image de ces ouvrages de développement personnel.

Ne se connaît-on pas mieux en allant vers l’autre ?

Tout à fait. On assiste à un mouvement de narcissisation censé permettre d’approfondir l’être que nous sommes. Or je préfère l’idée de Paul Ricœur selon laquelle le meilleur chemin entre soi et soi-même, c’est l’autre. C’est grâce à la relation qu’on accède à soi-même, grâce à un mouvement d’extériorisation, et non par le mouvement de concentration de l’individu sur lui-même que véhiculent ces ouvrages. Il ne s’agit pas de dévaloriser la volonté individuelle. Mais l’idée que « si tu veux, tu peux », qui est une fausse promesse dès le départ, est très culpabilisante. Elle veut aussi dire : « Si je n’y arrive pas, c’est de ma faute. »

Derrière une injonction au bonheur, on rend responsables ceux qui n’ont pas réussi à être heureux. Les pauvres sont des « losers », responsables d’avoir raté leur vie. Un tel discours est absolument inaudible tant de nombreux facteurs, qui dépassent le moi, peuvent expliquer ces situations. Le développement personnel redore le narcissisme des puissants.

Des logiques assez éloignées du travail social…

Le but peut sembler commun : aider l’autre, le renforcer, le rassurer. Mais les méthodes sont absolument incomparables. Elles donnent de la valeur aux travailleurs sociaux et dévaluent le développement personnel. Très souvent, avec le développement personnel, une sorte d’emprise, de pouvoir du coach s’installe. C’est une logique qu’on ne retrouve pas dans le travail social, où l’on est dans une vérité, une réalité du terrain. Il y a quelque chose de snob, de bourgeois dans le coaching, dont l’ambition est d’être heureux. Avec une méthode en cinq points clés. Mais l’épanouissement, c’est avant tout le travail d’une existence, qui se fait par ses relations, par des circonstances qui excèdent le moi. Pour beaucoup de raisons, les objectifs de ces coachs sont disproportionnés et éloignés de la réalité. Au mieux, ils ne font rien ; au pire, ils peuvent entraîner des dégâts psychiques. Beaucoup de psychiatres commencent à en parler.

Philosophe,

Julia de Funès est l’auteure de Développement (im)personnel. Le succès d’une imposture (Editions de l’Observatoire, 2020).

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