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« Les travailleurs sociaux sont devenus de la main-d’œuvre »

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La décentralisation et l’arrivée de la notion de « marché » dans le travail social ont contribué à la dégradation des métiers. Si certains professionnels se mobi­lisent, le secteur, de par sa structuration, a du mal à parler d’une seule voix.
Malgré leur mobilisation, les travailleurs sociaux restent d’éternels invisibles. Pourquoi ?

Tout a commencé avec la décentralisation. Avant, le travail social avait connu un petit âge d’or avec une importante convention collective en 1966, un nouveau diplôme d’Etat en 1967 pour les éducateurs, un secrétariat d’Etat à l’action sociale en 1974, qui a porté des textes non négligeables sur le handicap, les IRTS… Le premier quinquennat de François Mitterrand a été marqué par la création exceptionnelle d’un ministère d’Etat de la Solidarité nationale à qui l’on doit notamment le Conseil supérieur du travail social. Tout cela a constitué une période d’assez forte reconnaissance pour les métiers concernés. La décentralisation a attaqué cet héritage au nom de principes nouveaux tels que la proximité, comme si les travailleurs sociaux n’étaient pas proches de leur public alors que c’est dans leur ADN. Surtout, elle n’a pas posé la question des métiers. On a décentralisé des blocs de compétences, l’aide sociale à l’enfance puis le handicap, le revenu minimum d’insertion… sans jamais s’interroger sur ceux qui opèrent dans ces secteurs et qui sont indispensables. Ce n’est pas le travail social qui est en difficulté aujourd’hui, ce sont les métiers du travail social.

Quelle est la différence ?

Il ne suffit pas de restructurer, de faire des grandes déclarations politiques, il faut des hommes et des femmes qui aillent à la rencontre des populations qui ont besoin d’eux et qui disposent d’un savoir-faire. Il y a historiquement un esprit de service public, d’intérêt général dans ces professions. Les associations d’action sociale avaient le sentiment de trouver leur place et les administrations les reconnaissaient comme telles. On était hors de toute idée de marché. La décentralisation a bousculé tout cela. Les élus départementaux, devenus les chefs de file de l’action sociale, ont considéré qu’il s’agissait de services à gérer et de résultats à obtenir. Sous la pression de l’Etat central et de la construction européenne, ils ont commencé à mettre en concurrence les opérateurs au nom de l’optimisation des moyens. Progressivement, du dumping social est apparu, des associations démontrant qu’elles étaient moins chères que d’autres ont commencé à grossir. On a joué aux marchands en « chalandisant » des choses qui ne l’étaient pas et n’avaient pas à l’être.

Quelles ont été les conséquences ?

Petit à petit, le concept de « métier » s’est dégradé, tant en termes de formation, de recrutement que de salaires. Les travailleurs sociaux sont devenus de la main-d’œuvre. Les secteurs les plus exposés ont été ceux qui étaient les moins professionnalisés, comme celui des personnes âgées où les tenants du néo-libéralisme ont obtenu le droit de faire du profit dans la silver economy, domaine le plus solvable du médico-social. Les autorités ont laissé se développer ce système calqué sur l’entreprise. D’où la généralisation du management, de l’évaluation, du projet, des procédures, de l’efficience… pour justifier les sommes investies et rationaliser la souffrance humaine. Autant de modes opératoires qui vident le travail social de sa substance : l’accompagnement des plus démunis vers l’émancipation. Les métiers ont perdu leur autorité clinique. Et cela a été aussi le début du « bashing » du travail social. Les états généraux lancés en 2004 à l’initiative des professionnels ont fait remonter leurs doléances aux élus, le milieu s’est régulièrement mobilisé pour dénoncer le déclin du social mais le mal était fait. Aujourd’hui, sur 800 000 travailleurs sociaux, une minorité connaît un haut niveau de qualification, le plus grand nombre occupe les postes les moins qualifiés.

Avez-vous le sentiment d’une sorte de résignation de leur part ?

Les travailleurs sociaux ne sont pas résignés, ils ne baissent pas la tête. On leur baisse la tête, on fait tout pour les asphyxier. Depuis la pandémie, c’est pire. Ils travaillent comme des fous et on exige d’eux encore plus, par des tableaux Excel, des protocoles, des comptes rendus… sans jamais les associer démocratiquement aux décisions, sans jamais les reconnaître. Ce sont les grands oubliés du « Ségur ». C’est comme s’ils n’existaient pas face aux gestionnaires, aux managers et experts consultants qui pensent que pour sauver le système, il faut désormais avant tout bien le gérer. Je suis de ceux qui pensent le contraire : « trop de gestion tue le social ». On assomme en effet un secteur qui était créatif et qui savait s’y prendre. Des directeurs de grosses structures sont recrutés en dehors du champ du travail social, ils n’ont pas de contact avec le terrain. Or le « savoir-s’y-prendre » est la marque de ces métiers. Beaucoup de travailleurs sociaux en ont assez mais ne peuvent pas le dire, ils sont prolétarisés et considérés comme inaptes à concevoir une stratégie et à coopérer avec les opérateurs et les décideurs. Certains groupements survivent et essaient d’avoir une parole publique, c’est le cas de l’Association nationale des assistants de service social (Anas), mais du côté des éducateurs, il n’y a presque plus rien. La syndicalisation reste faible, éclatée et sans tradition.

La création d’un syndicat national des travailleurs sociaux est-elle envisageable ?

On n’en a jamais vu l’esquisse. Il y a une très forte dislocation avec 14 métiers différents, sans oublier la dispersion géographique. Il existe certes des diplômes d’Etat mais la régionalisation de la formation professionnelle fait courir certains risques. La décentralisation a aussi créé une confusion entre les métiers. Le cadre d’emploi dans les collectivités territoriales, par exemple, est commun aux assistantes sociales, aux éducateurs spécialisés et aux conseillers en économie sociale et familiale. Cela ne sert pas l’esprit de service public de ces métiers et réduit leurs moyens d’exister. L’avenir du travail social mériterait un « Grenelle » ou une « Convention citoyenne ». A défaut, il va être difficile de le sauver. Même si, pour l’heure, bien que minoritaires, des résistances existent comme en témoigne, parmi d’autres initiatives, le mouvement « Debout pour nos métiers ! ». Il va falloir s’interroger collectivement sur les conditions humaines de la justice sociale et de la solidarité nationale et, spécialement, sur le périmètre du travail social salarié. Je reste optimiste. L’histoire du travail social est traversée de hauts et de bas. Mais il existe un génie propre aux travailleurs sociaux qu’il faut respecter. Ce type d’engagement social est un humanisme et son ressort doit rester la relation humaine.

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