« En mars dernier, le confinement a contraint les professionnels de proximité à adapter les mesures l’accompagnement des publics ou à s’en affranchir pour sauvegarder ce qui semblait essentiel à leurs missions. Ils ont pu se sentir abandonnés dans un contexte anxiogène, et penser que les “cadres”, considérés comme absents puisqu’en télétravail, n’étaient pas nécessaires au bon fonctionnement de l’établissement. Les directeurs et chefs de service, eux, ont pu avoir le sentiment que leurs contraintes n’ont pas été comprises par les équipes. Ils ont dû gérer une position d’interface entre l’administration qui diffusait quasiment au jour le jour des instructions, parfois contradictoires, et les professionnels sur le terrain qui les pressaient d’apporter des réponses qu’ils n’avaient pas toujours.
Dans certains ESMS (établissements sociaux et médico-sociaux), ces ressentis sont encore vivaces et se traduisent par une perte de confiance mutuelle, voire une remise en cause des compétences des uns ou des autres. Ces deux groupes se définissent principalement en négatif, sur l’exclusion de ceux qui sont censés ne pas en faire partie. Chaque catégorie symbolise ou fantasme l’autre, et l’essentialise au-delà parfois des identités individuelles.
En grossissant le trait, on pourrait les décrire ainsi :
• pour les professionnels de proximité, il y aurait eux, ceux “qui font” au quotidien, dans la difficulté relationnelle avec des publics de plus en plus complexes, et les autres, ceux “qui décident” sans connaître les réalités du terrain, de leur public ou de leurs conditions de travail (ou pire, au mépris de l’éthique professionnelle) ;
• pour les cadres organisationnels, il y aurait eux, ceux qui sont sommés d’organiser le travail malgré la pénurie de moyens ou les injonctions réglementaires en faisant les arbitrages au “moins pire”, et les autres, ceux qui se réfugient dans la plainte et le dénigrement perpétuel des décisions, pour s’abstraire de toute responsabilité décisionnelle et refuser tout changement (ou pire, protéger leurs habitudes et leur confort).
Le fossé se creuse, sous le double effet de la remise en cause des institutions et de la montée des individualismes. Les travailleurs sociaux remettent en cause la capacité des institutions à prendre les meilleures décisions et attendent de celles-ci une reconnaissance de leur place en tant qu’individu. Cette demande de reconnaissance est une attente de validation de leurs compétences, de leur valeur, et ne se réduit pas au montant du salaire.
Les philosophes et sociologues (Kant, Honneth, Caillé) distinguent trois champs de reconnaissance :
• la dimension de l’amour et des relations interpersonnelles dans la sphère intime ;
• la dimension sociale, qui permet l’approbation de compétences ou de comportements et qui est étroitement liée à l’estime de soi ;
• la dimension politique et du droit, qui produit de l’appartenance et du respect de soi.
Les professionnels de proximité sont sans doute en déficit de reconnaissance politique de la part de l’encadrement. Ils ont le sentiment de ne pas être pris en compte, ni consultés dans les décisions et leurs conséquences (la reconnaissance sociale ou tout du moins ce qui y ressemble pourrait être comblée par les primes et les hommages).
Les cadres organisationnels peuvent être en déficit de reconnaissance sociale de la part des professionnels de proximité, puisque, parfois, le seul retour qu’ils ont sur leur travail se résume à l’identification de ce qui manque plutôt que de ce qui fonctionne. Ces deux manques s’affrontent, qu’ils s’expriment de façon explicite (le mépris) ou implicite (l’indifférence), et produisent des blessures morales. Même s’ils ne sont pas permanents, ils fragilisent, dans un cercle vicieux, la confiance en l’autre ainsi que la confiance en soi et alimentent un ressentiment.
Pour la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, le “ressentiment” est un “poison qui empêche d’avancer”. C’est une “passion triste” qui diminue la puissance d’agir et la capacité de penser, excluant la raison et induisant la passivité, selon le philosophe néerlandais, Spinoza. Le sociologue François Dubet voit le ressentiment comme “un système de haine diffuse envers ceux qui sont au-dessus parce qu’ils vous méprisent, et ceux qui sont en-dessous, parce qu’ils sont assistés, étrangers, dangereux…”.
Le terme de haine est sans doute trop fort pour qualifier le possible ressentiment entre les professionnels de proximité et les cadres organisationnels, mais les tensions peuvent être palpables au quotidien.
Pour apaiser ces tensions, la solution n’est sans doute pas de désigner un coupable qui serait au-dessus de tous comme l’Etat ou ses représentants. Pas plus que de stigmatiser un groupe plus qu’un autre à coups de discours moralisateurs, ou encore d’interdire toute expression ou questionnement (même s’il faut sans doute en cadrer les modalités). Ces phénomènes sont au contraire une occasion qu’il faut saisir pour se demander comment retisser du sens commun à la réalité vécue par chacun, comment, finalement, se donner une chance de comprendre le monde de l’autre plutôt que de le condamner.
Pour cela, la place de la participation et la contribution de tous les acteurs à la définition des stratégies pour organiser l’activité apparaissent cruciales. D’une certaine manière, il s’agirait d’appliquer au management des équipes ce que les professionnels ont réalisé dans l’accompagnement des usagers : partage des attentes, valorisation de l’expertise d’usage, négociation des moyens, et finalement coconstruction du projet. Evidemment, le cadre du salariat n’est pas celui de l’accompagnement des personnes vulnérables, mais si l’on considère que la demande de reconnaissance par la participation correspond à une attente sociétale forte, il semble alors nécessaire d’y réfléchir.
Cependant, mettre en place une organisation plus participative nécessite quelques précautions :
• distinguer les espaces de concertation centrés sur l’accompagnement des publics, parfois déjà nombreux, des espaces centrés sur l’organisation du travail. Les sujets sont évidemment connexes mais nécessitent une séparation claire ;
• commencer par associer tous les acteurs à la réflexion (que se passe-t-il ? quelles sont nos attentes ? de quoi avons-nous besoin ?) plutôt que de décréter la participation, ce qui, en plus d’être contreproductif, invalide le message. C’est le processus de coconstruction des acteurs du modèle organisationnel qui produit des effets sur la confiance et la reconnaissance mutuelle, et pas l’application d’une méthode toute faite ;
• éviter les effets d’annonce qui consistent à dire ce que l’on fait sans vraiment le faire. Une mise en place modeste et progressive est sans doute plus efficace ;
• définir ensemble ce qui peut faire l’objet d’une participation (quel domaine est à exclure), à quel niveau de participation (partage et analyse d’informations, consultation, codécision), par qui et de quelle manière (méthode, délais…). Ceci permet d’éviter d’ouvrir des espaces qui ne servent qu’à légitimer des décisions déjà prises, de complexifier la prise de décision et de la ralentir, d’aller trop vite sans préparer ou former tous les acteurs ;
• rechercher, dans les approches qui sont nombreuses et parfois portées par des effets de mode, le ou les outils qui s’adaptent le plus aux besoins de l’établissement et non pas l’inverse. C’est-à-dire ériger en modèle exclusif une approche et l’appliquer sans discernement.
Cette évolution est déjà en marche dans certains établissements et, dans d’autres, elle n’est pas encore envisageable. Mais il est difficile d’imaginer que les ESMS, comme toutes les institutions, puissent échapper à ce renouvellement du cadre du travail. Tous les acteurs doivent pouvoir, en renforçant la coopération, partager un peu plus la réalité de leurs missions spécifiques et se réapproprier le sens commun de leur action. »
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